Les sages-femmes sénégalaises à l’épreuve des scandales

Elles sont sur la sellette depuis quelque temps. L’affaire Astou Sokhna et la disparition tragique de 11 bébés à l’hôpital de Tivaouane ont mis, entre autres scandales, la lumière sur les maux que traînent les structures sanitaires au Sénégal, en particulier dans les établissements publics. Malgré les efforts annoncés par le gouvernement, après la nomination d’un nouveau ministre de la Santé, le manque de communication entre les soignants et leurs patientes est le premier obstacle à franchir.
Le traumatisme est profond. Le souvenir douloureux. D’une voix tremblante, Mbène se remémore cette journée d’accouchement de son deuxième enfant qu’elle n’oubliera pas de sitôt. Comme si elle ressentait encore ses souffrances physiques et réentendait ses cris. Ceux d’une femme en couche, subissant l’élargissement de sa voie naturelle d’accouchement pour laisser sortir le bébé. Le hic est que cela s’est fait sans anesthésie. Lorsqu’elle a été recousue aussi, elle n’a pas reçu le sérum anti-douleurs. De la lame au fil, la jeune maman a souffert le martyre, dans un poste de santé de la banlieue dakaroise.
La coupable, à ses yeux, est cette sage-femme sans cœur, froide et autoritaire qui l’a assistée. À un moment donné, se rappelle-t-elle, ‘’je l’ai suppliée de me donner quelque chose contre l’insupportable douleur. Elle m’a simplement répondu qu’on anesthésie plus les patientes qui subissent une agrafe. Maintenant, c’est interdit, car cela peut entrainer des complications’’.
Quelques heures avant l’accouchement, la patiente, encore en travail, est restée de 2 h à 19 h sans assistance. Les blouses blanches présentes dans le poste ne se souciaient guère, selon elle, de ses douleurs. ‘’J’avais beau les appeler à l’aide, elles me lançaient que je n’étais pas encore prête pour la salle’’. Son supplice ne s’arrêtera que plusieurs jours après le baptême, lorsque ses blessures ont guéri. Mais à chaque passage devant le poste de santé où elle a donné naissance à son fils, Mbène peut en arriver à maudire le jour où sa belle-mère a choisi ce lieu pour la faire accoucher plutôt qu’un autre.
‘’Pour une femme sur le point d’accoucher, ressentir des douleurs est un phénomène totalement normal’’
Des histoires comme celle de Mbène, il en existe des tonnes au Sénégal. Souvent racontées par les malades. L’actualité est encore bercée par la mort d’Astou Sokhna à Louga où des sages-femmes sont mises en cause, certaines déjà condamnées à des peines de prison avec sursis. Depuis, les langues se délient. Les témoignages à charge contre les sages-femmes se multiplient. Mais rares sont les moments où ces dernières ont l’occasion de s’expliquer sur les incidents pouvant aboutir à des drames.
Une immersion entre deux sages-femmes et une infirmière révèle le quotidien de ces agents de la santé indispensables à la bonne marche de la société. Bien au-delà des prestations des sages-femmes dans les structures sanitaires, c’est le système de santé sénégalais qui est malade de ses manquements. Et il est de plus en plus enclin à creuser un fossé entre les administrateurs de soins et les populations prêtent à les recevoir.
Les récents scandales dans les structures sanitaires révèlent l’incompréhension et le manque de communication entre les soignants et leurs patients. Sage-femme dans un poste de santé de la banlieue de Dakar, Adam explique la raison pour laquelle les femmes sont obligées de patienter durant des heures à supporter la douleur : ‘’Pour une femme sur le point d’accoucher, ressentir des douleurs est un phénomène totalement normal. Ce que beaucoup d’entre elles ne comprennent pas. Ce sont ces contractions qui ouvrent le col. Chaque heure doit produire un centimètre de dilatation. Lorsqu’une sage-femme consulte une patiente, elle sait donc dans combien de temps elle doit revenir pour une nouvelle consultation.’’
L’acceptation de ce procédé naturel crée bien des soucis aux blouses blanches dans les structures publiques. Ne pas être aux petits soins pour les femmes qui traversent ce moment fatidique les rend froides, méchantes aux yeux des patientes et de leurs accompagnants. Tout comportement des soignants est interprété, sans pour autant savoir ce qui se cache derrière le visage censé soulager son patient.
‘’Les gens ne savent absolument rien de nos vies’’
Depuis qu’elle participe à une formation sur les accouchements mise en place dans sa structure de santé, Adame est plus consciente du fossé et du manque de communication entre les soignants et leurs patientes dans les maternités. Il s’agit d’un programme pilote dont le district sanitaire de Yeumbeul bénéficie. Des femmes au dernier trimestre de leur grossesse, ayant déjà enfanté, sont invitées à raconter leur expérience de ce moment à leurs semblables qui en sont à leur première grossesse. Le tout en présence de sages-femmes. La seule règle est qu’il n’y a pas de tabou.
Si l’objectif est de les préparer à l’accouchement, ces séances de discussion et de simulation se révèlent beaucoup plus instructives que prévu. ‘’Les expérimentées ont traité les sages-femmes de tous les noms d’oiseaux, les tenant responsables de tous leurs malheurs dans les maternités. C’est là qu’on s’est rendu compte qu’on ne se comprend absolument pas et qu’elles ne savent rien de nos vies. Et tant qu’on ne brisera pas cette glace, les choses n’avanceront pas dans le bon sens’’, révèle-t-elle.
À son niveau, au poste de santé de Yeumbeul Nord, Adame est la seule sage-femme. Le plus difficile à vivre dans son métier est, à coup sûr, la surcharge de travail. Dans sa structure sanitaire, le comité de santé et de développement lui affecte du personnel pour l’épauler. Mais ces dernières n’ont pas le droit de pratiquer des accouchements. C’est d’ailleurs le cas des matrones, des femmes d’expérience, mais n’étant pas sages-femmes de formation qui, dans le passé, pratiquaient des accouchements.
Le manque de personnel fait qu’elle est obligée d’accumuler les heures de travail, de jour comme de nuit. ‘’Je peux passer la nuit à m’occuper de trois ou quatre accouchements et le lendemain, avant même que je ne quitte l’hôpital, la queue de visites prénatales et postnatales fait déjà des mètres. Je suis alors obligée de juste prendre un bain, boire un peu de café avant d'enchaîner une nouvelle journée de travail. Je reste souvent deux à trois jours sans poser une oreille sur mon lit’’, confesse-t-elle.
Surcharge de travail, plateau médical défaillant, mauvaise rémunération, pas de vie de famille : un cocktail explosif
La surcharge de travail a des conséquences sur la qualité des soins administrés. Parfois, certaines sages-femmes peuvent dormir en pleine consultation. Cela agit sur la nervosité des autres. Après tout, ce ne sont que des êtres humains soumis à un stress permanent. Toujours scotchée à son téléphone, lorsqu’elle n’est pas au travail, Adame révèle qu’il lui arrive de sauter de son sommeil, pensant recevoir un appel de l’hôpital, tellement ses temps de repos ne tiennent qu’à un coup de fil. Ajoutez à ces conditions de travail extrêmes une rémunération ridicule, que certaines ont honte de révéler, tout est alors réuni pour un cocktail explosif.
Ces conditions de vie transposées dans une vie de couple produisent des effets aussi destructeurs. Absa préfère se focaliser sur ce point. Pour dire : ‘’Nous n’avons pas de vie de famille. Nous passons à peine du temps avec nos maris et nos enfants. D’ailleurs, c’est avec les travailleuses du domaine de la santé que l’on retrouve le plus de divorcées. On consacre tellement de temps à notre travail qu’on ne se rend pas compte qu’on est parfois en train de détruire nos ménages. Sans un mari compréhensif, on ne peut pas tenir un mariage.’’
Si le couple tient malgré tout, la vie de famille d’une sage-femme peut tourner à la succession de mésaventures. Elles aussi aspirent à être mères. Le rythme de travail influe sur leur santé. De sorte qu’il est assez fréquent pour elles de faire de fausses couches. Absa en a connu trois. En raison de la surcharge de travail, elle sursoit à ses périodes de repos. Même enceinte, jure-t-elle, il lui est arrivé de sacrifier sa propre grossesse, faute de repos, pour sauver celle d'une patiente. Il y a même une de ses collègues qui a reçu le coup de pied d’une malade, alors qu’elle était enceinte de sept mois. Ce qui a provoqué la perte de son enfant.
‘’Une collègue a sacrifié sa propre grossesse, faute de repos, pour sauver celle d'une patiente’’
En appui à ses collègues, Fatou préfère s’attarder sur le plateau médical très réduit dans le centre de santé où elle travaille. La médecine n’est certainement pas de la magie et pour diagnostiquer une pathologie, les soignants ont besoin d’un matériel adéquat. Rien que l’absence d’un tensiomètre peut être à l’origine d’un mauvais diagnostique, signale l’infirmière : ‘’Comment savoir si un patient fait une hypertension ou une hypotension artérielle sans ce banal outil ? On peut diagnostiquer une autre pathologie à un malade qui fait une crise, alors qu’un simple tensiomètre aurait permis de savoir qu’il fait une toxémie gravidique. On ne peut pas accepter certains cas, lorsqu’on ne dispose pas de médicaments d’urgence. Voilà la situation des urgences dans beaucoup de structures de santé.’’
Ceci explique que des malades sont référés vers d’autres hôpitaux, lorsque les accompagnants ne peuvent pas acheter les médicaments indispensables dont l’hôpital ne dispose pas.
Autre chose qui fait un grand tort aux sages-femmes, c’est la non-différenciation du personnel dans les structures de santé. Malgré la présence de plusieurs femmes en blouses blanches dans les maternités, souvent, une seule d’entre elles est une véritable sage-femme. Le reste est constitué de personnels non-qualifiés, recrutés par la collectivité locale pour pallier le manque d’effectif. Souvent, c’est elles qui ont en charge l’accueil et l’installation des patientes. N’ayant pas reçu une formation adéquate dans l’accueil des malades, face au flux incessant d’arrivées, elles sont souvent coupables des mauvais traitements dénoncés par les malades.
N’empêche, Adame reconnait toutefois que l’on peut aussi tomber sur la mauvaise sage-femme. Celle sur qui la formation et la déontologie n’ont aucun effet sur le mauvais comportement. Comme quoi, peu importe le métier, il y aura toujours des brebis galeuses dans chaque secteur.
Les ateliers de la formation sur les accouchements ont permis aux soignantes et aux patientes d’enfin dire ce qu’elles pensent réellement. Prévue pour une ou deux heures, ces séances peuvent durer plusieurs heures, tellement les incompréhensions sont grandes. ‘’Elles nous permettent d’expliquer ce qui est normal ou pas. Toutes les étapes de l’accouchement sont projetées et les femmes posent beaucoup de questions. Lorsqu’elles comprennent le pourquoi des douleurs, de l’attente, de l’élargissement des parois, etc., elles se rendent compte qu’on ne veut que leur bien. Et les discussions finissent en plaisanteries’’.
Une expérience communicative très bénéfique
Les résultats sont là, retient Adame. En salle d’accouchement, les patientes qui ont participé à la formation ont un comportement tout à fait différent de celles qui ne l’ont pas fait. Les premières coopèrent totalement avec leur sage-femme, alors que les secondes sont tout le temps sur la défensive. Et l’État gagnerait à généraliser ces formations dans d’autres structures sanitaires. Car, de plus en plus de sages-femmes sont psychologiquement atteintes par l’affaire Astou Sokhna et ses conséquences. Les commentaires sur les réseaux sociaux les décrivent parfois comme les ‘’criminelles’’, ‘’des agents de l’ange de la mort’’.
‘’Aujourd’hui, relève Adame, je suis traumatisée par n’importe quelle complication que je rencontre dans une salle d’accouchement. Et je ne suis pas la seule dans cette situation. On ne prendra plus en charge des patientes à risque dans nos postes de santé. Les sages-femmes vont s’en laver les mains et les évacuer à un niveau supérieur, de peur des conséquences, si cela se termine mal. Car, rien n’est aussi insupportable pour une sage-femme que de perdre un nouveau-né ou une patiente en salle d’accouchement’’.
Les conséquences de cette affaire qui continue de défrayer la chronique sont peut-être plus profondes qu’il n’y paraît. Du côté des agents de la santé, la démotivation est réelle. Beaucoup se demandent si les efforts qu’ils fournissent en valent la peine. Déjà que le personnel médical n’est pas suffisant, certains agents pensent à faire autre chose.
Dans la formation aussi, beaucoup d’étudiantes se posent des questions sur l’intérêt d’embrasser cette carrière, pour un métier aussi ‘’ingrat’’.
Lamine Diouf