‘’Dans le cadre de la relance économique, il y a trois critères à mettre en avant’’

La pandémie de Covid-19 a paralysé, depuis plus de 9 mois, les économies fortes et n’a pas manqué de secouer la trajectoire économique des pays en développement. Au Sénégal, le chef de l’Etat a décidé d’animer, aujourd’hui, un conseil présidentiel sur la relance économique, afin de voir comment rétablir la trajectoire initiale du Plan Sénégal émergent (PSE). Dans un entretien avec ‘’EnQuête’’, le professeur d’économie à l’Ucad, Abdoulaye Seck, se penche sur les challenges face aux nouveaux défis qui attendent l’Etat dans cette nouvelle phase de la vie économique du pays. Mais aussi les secteurs sur lesquels il urge de mettre l’accent pour y parvenir.
Le chef de l’Etat préside, aujourd’hui, un conseil présidentiel sur la relance économique. Vu l’impact de la Covid-19 sur l’économie nationale, selon vous, quelles sont les erreurs à éviter, en rétablissant la trajectoire initiale du PSE ?
L’expérience de la pratique de la politique économique nous amène peut-être à discuter sur trois points. Le premier, c’est s’assurer que tout ce qui est mis comme dispositif, tout ce qui est défini comme mesure soit vraiment connu des acteurs. Un des éléments importants de ce plan de relance, c’est chercher à aider les secteurs qui ont été durement impactés. Ce qui veut dire qu’à un moment donné, si on veut leur venir en aide, il faudrait que les outils, les approches qui sont développés soient connus de ces acteurs afin qu’ils aillent vers cette offre d’assistance de l’Etat.
Mais aussi par rapport au PSE et à ce que l’Etat a pu développer comme mesure de riposte à travers le Programme de relance économique et sociale, on s’est rendu compte qu’il y a beaucoup d’outils mis en œuvre pour venir en aide aux entreprises. Cependant, la plupart ne connaissent pas ces outils et quand ils y vont, ils ne savent même pas comment accéder à ces services. La communication est importante. Il faut aller vers les acteurs, leur parler des stratégies qui sont mises en place pour leur venir en aide. S’ils ne sont pas au courant, cela veut dire que l’offre d’assistance est là, de même que la demande, mais il y aura de problème de rencontre entre l’offre et la demande. Ce qui ferait que la relance dont on parle ne se concrétiserait pas réellement.
L’autre élément qu’on voit souvent comme limite de l’approche politique, de façon générale, de l’intervention de l’Etat, c’est que ce sont des politiques, programmes développés, mais souvent, il manque une réflexion relativement approfondie qui pourrait, d’une part, renseigner sur le niveau d’adéquation des outils qui sont envisagés et, d’autre part, les mécanismes de ciblage. Parce que cela est un travail de recherche généralement qu’il faudrait mener pour pouvoir accompagner la décision politique. Ce qu’on constate, c’est que la politique économique fait très peu appelle à la recherche approfondie locale, surtout lorsque cette recherche est le fait de citoyens qui sont très bien connus dans leur domaine et qui ont vraiment une expertise qui peut être valorisée. C’est ce qui manque souvent dans les stratégies que l’Etat met en œuvre, que ce soit dans le cadre du programme de relance ou d’autres politiques de façon générale.
Cette absence de compagnonnage politique de la politique économique est l’une des limites importantes en termes d’efficacité. Là, il n’y a aucune réflexion systématique et rigoureuse qui les accompagne dans cette politique d’élaboration et de mise œuvre.
Est-ce que ce sont les seuls challenges ?
Souvent aussi, le ciblage n’est pas aussi adéquat que cela. Aujourd’hui, on va relancer l’activité économique. Maintenant, quels sont les secteurs prioritaires ? Il va de soi que certains secteurs devraient davantage être mis en avant. Et la première question qu’on se pose, c’est quels sont les critères d’identification de ces secteurs ? Et l’autre, maintenant, c’est comment lister ces secteurs et développer des outils adéquats par rapport à leurs besoins, mais aussi par rapport à l’objectif qu’on s’est fixé en termes de relance. Cela, c’est effectivement quelque chose qui manque. Là, la recherche produite et qui a contribué à ce débat a pu le montrer. Le travail que j’ai pu faire pour montrer comment cette Covid a impacté les ménages, les branches d’activité, qu’est-ce que l’Etat pourrait faire. Nous avons pu montrer que s’il faut aller dans le cadre de la relance économique, il y a trois critères qu’il faut mettre en avant.
Le premier, c’est cibler les secteurs qui ont subi des pertes relativement importantes, en termes d’activité, d’emploi, de revenu. Parce que c’est là-bas qu’on pourrait essayer d’avoir un impact relativement important, en ramenant à l’activité ces entreprises, mais aussi les individus qui ont perdu leur emploi ou qui ont connu des baisses de revenus relativement importantes. Mais également, ramener certaines zones géographiques à leur niveau d’activités d’antan.
L’autre critère, c’est essayer de mettre en avant les secteurs qui ont un effet d’entrainement extrêmement important pour le reste de l’activité économique. Si on peut relancer l’économie, les secteurs pivots qu’il faudrait mettre en avant, ce sont les secteurs stratégiques, du point de vue de leurs effets d’entrainement dans le reste de l’activité économique. Parce que si on développe ces secteurs, ils vont servir de débouchés à d’autres secteurs qui vont peut-être leur fournir des intrants ou servir de marchés à certains secteurs qui peuvent leur prendre leurs produits finaux. Ce sont également des secteurs qui, à un moment donné, vont pouvoir absorber l’offre provenant des autres secteurs.
Si ces secteurs sont dynamisés, les autres pourraient aller de l’avant. Au fait, ce sont des secteurs dont l’effet d’entrainement repose sur leurs capacités à fournir des biens intermédiaires aux autres secteurs.
La pandémie a entrainé la fermeture relative des marchés internationaux, notamment en termes d’exportation et d’importation. Ce qui veut dire qu’à un moment donné, il faudrait mettre l’accent sur des secteurs qui ont un fort contenu local, non seulement par rapport aux éléments qu’ils utilisent dans le cadre de leur production, donc les biens et services intermédiaires. Ce sont notamment des secteurs qui ne sont pas dépendants des marchés étrangers pour pouvoir écouler leurs produits. Si nous mettons en avant ces secteurs, ils pourraient connaître un envol sans pour autant connaître des contraintes en termes de débouché ou de biens intermédiaires. Parce que l’ensemble de ces biens occupe souvent une place importante sur le marché domestique.
Concernant ces secteurs dont vous parlez, l’Etat, dans son programme de relance économique, mise également sur l’agriculture. Quelle analyse faites-vous à ce propos ?
Effectivement, l’agriculture peut servir de moteur de relance de l’activité économique. Et là, on ne cesse de le dire, que cela soit en période de crise ou de fonctionnement normal de l’activité économique. Ce secteur a pu concentrer la majeure partie des pertes d’emplois et de revenus. Notre travail a pu montrer qu’environ 40 % des pertes de revenus sont issus de ce secteur agricole. Si on peut relancer l’activité économique en mettant l’accent sur ce secteur, on aura une part importante des pertes à résorber. On a aussi pu montrer que l’impact en termes de pauvreté est beaucoup plus ressenti auprès des individus qui dépendent directement ou indirectement de l’agriculture.
Si le plan de relance devrait avoir comme objectif de ramener le taux de pauvreté à son niveau d’avant crise, c’est un secteur qu’il faudrait mettre en avant. En le faisant, on va améliorer les conditions de vie des populations qui dépendent de ce secteur d’activité.
Maintenant, n’oublions pas qu’en général, la plupart des pauvres que nous avons dans ce pays, dépendent directement ou indirectement de l’agriculture.
Lorsqu’on parle d’effets d’entrainement ou d’un secteur qui a un fort potentiel de contenu local, l’exemple typique, c’est l’agriculture. Là, on a un secteur où la plupart des intrants, de la production sont liés directement au marché local. C’est un secteur qui est lié à beaucoup d’autres industries. Par exemple, on parle d’industrie de transformation. Il y a aussi la plupart des services qui sont liés à l’agriculture, que ce soit les crédits, l’assurance et même les services techniques qui peuvent y être associés. On a aussi des activités de fourniture d’intrants. C’est toute une série d’activités qui dépendent de l’agriculture, non seulement en termes de fourniture de services et d’intrants, mais aussi d’écoulement du produit, de débouchés.
Donc, développer l’agriculture revient à redynamiser ce secteur aussi bien en amont qu’en aval. C’est également un secteur qui a un fort contenu local. Non seulement par rapport à la main-d’œuvre, d’outils, de produits utilisés dans la production, mais également lorsque le bien final arrive sur le marché, on voit que la principale destination en général, c’est l’économie nationale, les populations qui les consomment, les valorisent.
Mais cela nécessite un financement conséquent pour que ce secteur puisse porter la relance. Parce que le secteur souffre de beaucoup de maux tels que la conservation des produits récoltés, leur transformation, leur écoulement, etc.
Effectivement. Si on est d’accord que le secteur qu’on doit privilégier pour la relance économique c’est l’agriculture, à un moment donné, il faut avoir une réflexion approfondie sur les différents enjeux qui sont associés à ce secteur-là, non seulement sur le plan économique, mais aussi social. Il faudrait mettre sur la table l’équation agricole qui, à mon sens, a plusieurs inconnues. Vouloir résoudre cette équation, c’est trouver ces inconnues et les moyens adéquats de les identifier. La première inconnue essentielle, ce sont les intrants. Il faut voir comment les intrants de qualité pourront être accessibles, et dans les délais, à nos agriculteurs.
L’autre élément, c’est la capacité productive de nos agriculteurs. Quand on a cette concurrence qui nous arrive, nous pouvons avoir pour les produits agricoles des concurrents qui sont généralement plus efficaces. Il faut peut-être chercher à adapter une technologie plus productive, aux exigences de productivité active, de compétitivité face à cette concurrence. C’est un aspect important pour le renforcement de capacités de nos agriculteurs. Ceci pour les mettre aux normes de productions qui respectent la qualité sanitaire des produits, qui peuvent aller dans le sens de satisfaire la demande populaire et qui puissent compétir face à cette concurrence actuelle.
De plus, nous allons vers la libéralisation du marché africain, avec la Zone de libre-échange continental africain (Zlecaf). Ce qui veut dire que d’ici une décennie ou plus, nous aurons nos marchés qui sont très ouverts par rapport à ces produits agricoles venus d’Afrique et qui ont un niveau de technologie, d’efficacité relativement similaire. Si nous ne sommes pas suffisamment préparés, on pourrait connaître des difficultés concernant la redynamisation de ce secteur-là.
Qu’en est-il des autres inconnues ?
Les autres inconnues de cette équation agricole peuvent porter sur beaucoup d’aspects. Il s’agit de comment réduire les pertes post-récoltes, les circuits de commercialisation et quel est leur niveau d’efficacité, comment rationaliser les marchés pour éviter qu’au moment de la récolte, que le produit arrive en abondance pour saturer le marché, contribuer à la baisse significative des prix, arriver à un niveau de revenu relativement très grand pour les agriculteurs et acteurs impliqués dans cette filière. Lorsqu’on parle de rationaliser le marché, c’est penser à des mécanismes de satisfaction du marché selon les besoins étalés dans le temps. Il faudrait des infrastructures de stockage pour rationaliser l’offre suivant la périodicité, non seulement qui garantissent un prix rémunérateur et qui ne causent pas de pertes aux consommateurs. L’accès aux financements est aussi un aspect fondamental.
Il faut réfléchir sur l’ensemble de ces questions en mobilisant toute l’intelligence nationale. Que cela soit par rapport à la recherche, aux acteurs publics et même ceux directement impliqués sur toute la chaine de valeur agricole. Cela nous amène à poser les vraies questions ensemble, trouver les réponses pour de bon, régler l’équation agricole du pays. Il y va de la redynamisation de l’économie dans son ensemble à travers un secteur agricole qui soit performant, compétitif et qui nourrit la population.
MARIAMA DIEME