Pour une lecture critique et constructive de la démocratie de concordance !

Cher Hamidou Hanne,
Votre critique de la démocratie de concordance, telle que développée par Abdourahmane Diouf dans son ouvrage < De la concurrence à la concordance > : l'impossible débat, mérite une réponse approfondie, car elle soulève des questions essentielles sur les fondements théoriques et pratiques de la démocratie. Votre argumentation, qui s'appuie sur les travaux d'Ernesto Laclau, Chantal Mouffe et Jacques Rancière, propose une vision agonistique et adversarialiste de la démocratie. Cependant, il me semble que votre lecture du texte de Diouf souffre d'un biais interprétatif qui mérite d'être corrigé, tant sur le plan conceptuel que sur le plan méthodologique.
1. La démocratie de concordance est-elle une démocratie consensuelle ?
Vous affirmez que la démocratie de concordance, telle que présentée par Diouf, exclut l'opposition, la contradiction et l'adversité. Pourtant, une lecture attentive de l'ouvrage révèle que cette interprétation est erronée. Diouf ne nie pas l'existence de l'opposition ; au contraire, il la situe au cœur de sa réflexion. Lire, chapitre 7, section 14, intitulé < Oppositions >. Cette partie du livre traite explicitement de la place de l'opposition dans un système de concordance. Diouf y souligne que la République se construit dans sa diversité idéologique, ce qui implique nécessairement des tensions, des contradictions et des oppositions.
Votre critique repose sur une confusion entre CONCORDANCE et CONSENSUS. La concordance, telle que définie par Diouf, n'est pas l'absence de conflit, mais plutôt une manière de gérer les conflits de manière inclusive et proportionnelle. Cette idée rejoint, relativement, les travaux de Arend Lijphart sur les démocraties consociatives, où la représentation proportionnelle et la répartition du pouvoir permettent de canaliser les divisions sociales et politiques sans les nier.
2. Les limites de l'agonistique : un prêt-à-penser institutionnel ?
Votre recours aux théories de Laclau, Mouffe et Rancière pour critiquer Diouf est légitime, mais il pose problème dans la mesure où il semble ignorer les nuances de leur pensée. Est-ce que substantiellement tu as lu et compris Laclau et Mouffe ? Dans leur livre < Hégémonie et stratégie socialiste >, ils défendent une démocratie radicale où le conflit est central, mais ils ne rejettent pas pour autant les mécanismes de négociation et de compromis. De même, Rancière, dans La Mésentente, insiste sur la nécessité de reconnaître les désaccords, mais il ne nie pas l'importance des institutions pour les encadrer. Ce ne sont pas des visions démocratiques catégoriquement CONCURRENTIELLES mais plutôt ÉQUILIBRISTES. Il y a toujours des zones tempéraments dans les phrases qu'ils portent.
En cela, votre critique tombe peut-être dans ce que Diouf appelle le "biais du prêt-à-penser institutionnel" (p. 56). En réduisant la démocratie de concordance à une simple négation de l'opposition, vous passez à côté de sa dimension procédurale et substantielle. Comme le souligne Jürgen Habermas dans Théorie de l'agir communicationnel, la démocratie ne se résume pas à la confrontation des intérêts ; elle suppose aussi des mécanismes de délibération et de coopération.
3. La démocratie aux qualificatifs : une nécessité théorique
Vous avez raison de souligner que la démocratie contemporaine se décline en une multitude de formes : démocratie procédurale, substantielle. Mais tu as, par mégarde ou par ignorance, omis de citer tant d'autres formes : hybride, illibérale, radicale, etc. Cette pluralité reflète la complexité des réalités politiques et la nécessité de penser la démocratie au-delà des modèles classiques. Cependant, votre critique de Diouf semble ignorer cette diversité.
Diouf ne prétend pas proposer un modèle universel de démocratie ; il explore une alternative à la démocratie majoritaire, en s'inspirant des expériences historiques et des théories politiques. En cela, son approche rejoint les travaux de Bernard Manin sur < les principes du gouvernement représentatif >, qui montrent que la démocratie n'est pas un système figé, mais un ensemble de pratiques et d'institutions en évolution.
4. Le rôle de l'intellectuel : entre critique et honnêteté
Votre critique de Diouf soulève une question fondamentale : quel est le rôle de l'intellectuel dans le débat public ? Comme le rappelle Karl Popper dans < La Société ouverte et ses ennemis >, l'intellectuel a pour mission de soumettre les idées à une critique rigoureuse, mais aussi de reconnaître ses propres limites et biais. En accusant Diouf de nier l'opposition, vous commettez ce que Gaston Bachelard appelle une "faute épistémologique" : juger un texte sans l'avoir lu attentivement.
De même, votre référence à Jean Jaurès est pertinente, mais elle mérite d'être approfondie. Jaurès insistait sur la nécessité de distinguer l'idéel, l'idéal et le réel. En critiquant Diouf sans tenir compte des nuances de son texte, vous risquez de confondre ces trois niveaux, ce qui affaiblit votre argumentation. Vous êtes plus dans l'idéalisme démocratique ! Mais votre engagement politique pourrait te sommer rapidement de comprendre que la démocratie est une pratique pragmatique et réaliste. Elle se nourrit très souvent des concours de circonstances.
5. Pour un débat constructif !
Votre critique de la démocratie de concordance pose des questions importantes, mais elle souffre d'un manque de rigueur dans la lecture de Diouf et d'une tendance à simplifier les enjeux théoriques. Pour reprendre une formule de Thomas Kuhn, une critique intellectuelle doit éviter l'ostracisme interprétatif, qui consiste à rejeter une idée sans la comprendre pleinement.
Plutôt que de rejeter la démocratie de concordance, il serait plus fécond de l'engager dans un dialogue avec les théories agonistiques et adversarialistes. Comme le montre John Rawls dans Théorie de la justice, la démocratie suppose à la fois la reconnaissance des conflits et la recherche d'un équilibre juste. En cela, Diouf et vos références théoriques ne sont pas nécessairement incompatibles ; ils représentent deux facettes d'un même débat sur la nature et l'avenir de la démocratie.
Hamidou, un intellectuel n'est rien sans un effort patriotique !
Comme le rappelle Hannah Arendt dans < Condition de l'homme moderne >, la politique est avant tout une activité collective, qui suppose le dialogue, le conflit et la coopération. En cela, votre critique de Diouf, aussi virulente soit-elle, participe de ce débat essentiel.
Mais pour que ce débat soit fécond, il doit reposer sur une lecture honnête et rigoureuse des textes. Comme le disait Jean Jaurès, < le courage, le vrai, c'est de chercher la vérité et de la dire >. C'est dans cet esprit que je vous invite à relire Diouf, non pas pour l'adopter sans réserve, mais pour engager un dialogue constructif sur les défis de la démocratie contemporaine.
Amadou WAGNE, Politiste,
Spécialiste en gouvernance internationale,
AWALÉ, fervent défenseur du PROJET