Publié le 23 Feb 2023 - 23:30
SHULA NDIAYE (ARTISTE MUSICIENNE)

“Les sonorités traditionnelles portent l’âme des peuples du monde”

 

Elle fait partie des rares chanteuses sénégalaises à faire des études universitaires. Elle, c'est Shula Ndiaye. Son histoire avec la musique a commencé au lycée où elle se faisait appeler ‘’Whitney Houston’’. Puis, sous l'aile d’Ousmane Diallo dit ‘’Ouza’’, avec leur fameux duo ''Yaye Amy'' (‘’Mama I love you’’), elle décide dès lors d'entamer sa carrière artistique. Fascinée par Adja Khar Mbaye Madiaga, Yandé Codou Sène, Aly Farka Touré, Myriam Makeba, Angélique Kidjo, elle a entrepris une étude approfondie sur la musique traditionnelle qu'elle défend bien. Ayant une base intellectuelle, elle promeut l'éducation et œuvre dans le social. Shula Ndiaye a une carrière musicale très riche en termes de collaboration et de production. Entretien.

 

Pourquoi Shula comme nom d'artiste ?

Le nom d’artiste m’a été donné à mes débuts par l’artiste qui m’a révélée au public sénégalais par la grâce de Dieu : Ousmane Diallo dit Ouza. On cherchait un nom de scène qui sonnait cool, original et qui ne serait pas mal prononcé. Après des suggestions par-ci, par-là - c’était très ludique pour nous - on a retenu quelques sobriquets et Shula Ndiaye est celui que j’ai choisi, quand il m’a demandé mon avis définitif.

Quand et comment avez-vous appris à faire de la musique ?

En ce qui me concerne, ce n'est pas à travers une école des arts que j'ai appris à faire de la musique. Je n’ai pas eu cette opportunité, à mes débuts. Je dirais plutôt que j’ai fait de ma passion un métier. J’ai appris au lycée une phrase qui résonnait beaucoup en moi et qui est du grand poète de la négritude feu le président Léopold Sédar Senghor : ''L’art est intuitif chez l’Africain. L’Africain est rythmique, producteur de rythmes et consommateur de rythmes.'' La musique a été intuitive chez moi, si vous suivez mon raisonnement. L’art transmet de l’émotion, vous connecte avec l’humanité, avec la nature. J’ai toujours été fascinée, depuis ma tendre enfance, par les grandes voix griottes de mon pays : d’Adja Khar Mbaye Madiaga, Yandé Codou Sène, Fa Mbaye Issa Diop, Amadou Ndiaye Samb ou de l’Afrique en général avec les Aly Farka Toure, Myriam Makeba, Angélique Kidjo. J'ai également été fascinée par les grandes voix de la soul music, du rythm and blues afro-américaine et du jazz avec les Aretha Franklin, Johnny Hooker, Mahalia Jackson, Whitney Houston, Ella Fitzgerald, Norah Jones, etc. Je suis une artiste qui a su apprendre et pratiquer son art grâce à de belles, riches et fructueuses collaborations et expériences artistiques.

L’art est une école de vie où l’on ne cesse d'apprendre. On écoute les critiques constructives, on est aidé, on persévère, on travaille son art.

Avez-vous des idoles dans la musique ?

Oui, j’en ai. C’est la grande cantatrice Adja Khar Mbaye Madiaga. Je l’adore !  C’est grâce à elle que j’ai découvert la musique traditionnelle, que je m’y suis assez intéressée au point de faire des recherches sur le patrimoine culturel de mon pays, à interroger mon enfance, mon éducation, pour proposer un univers musical qui, j’espère, me correspond, me donne une identité artistique. C’est avec cette grande diva que j’ai découvert qu’une voix peut transpirer son terroir.

Comment s'est faite votre rencontre avec Ouza ?

En effet, Whitney Houston, avec son titre phare ‘'I will always love you'', est l’artiste que j’imitais avec beaucoup de succès dans les fêtes de fin d’année scolaire, dans ma ville natale Rufisque, à l’époque. J’en profite d’ailleurs pour magnifier le soutien de mes anciens camarades d’école qui m’ont tellement encouragée lors de ces prestations jusqu’à me surnommer W. H. (Whitney Houston). Plus tard, ce fut un voisin de la famille du nom d’El Hadj Ndour qui, de par sa gentillesse, a tenu à ce qu’Ouza vienne me regarder chanter. C’est de là que tout a commencé. Ouza, par la suite, a pu approcher ma famille, précisément mon feu grand-père et ma feue tendre maman (que leurs âmes reposent en paix) pour qu’ils m’autorisent à le rejoindre pour d’abord une formation et plus tard entamer une carrière musicale. La suite, vous la connaissez : notre fameux duo ‘'Yaye Amy'' (‘’Mama I love you’’) de l’album ''Demb'', produit par la maison de production de Youssou Ndour, Jololi en 1996.

Tout en suivant votre passion, vous êtes allée jusqu'à l'université, au Département d’anglais. Qu'est-ce qui vous a permis de tenir le coup ?

Allier musique et études n’a évidemment pas été chose facile, mais par la grâce de Dieu et la vigilance d’une maman qui tenait beaucoup à l’éducation de sa progéniture, j’ai pu, à un moment donné, reléguer ma passion, la musique, au second plan et poursuivre mon cursus scolaire dans le but d’asseoir une base intellectuelle. J’ai été comprise dans mon besoin d’exprimer ma passion, mais en même temps, ma maman a veillé à ce que je reste concentrée sur mes études.

Donc, c’est véritablement elle qui m’a aidée à tenir le coup et à m’organiser.

Aujourd'hui, qu'est-ce que cela vous apporte dans votre carrière de musicienne ?

Les études m’ont permis de mieux identifier, de mieux comprendre et de valoriser le rôle important des arts dans la société. C’est dans ce contexte que j’ai pu faire un choix de carrière sûre et adopter une conduite adaptée à ma vision de l’art comme véritable vecteur de transformation sociale. Elles m’ont aidée à mieux m’adapter sur le plan professionnel, explorant sans peur la voie de l’entrepreneuriat culturel, devenant plus formelle et à créer une structure de promotion des arts et des cultures, le  Shula Music Events (SME) qui nous permet de dérouler beaucoup de nos programmes socioculturels qui se veulent participatifs et porteurs d’enjeux au niveau local, national et international ; une manière de valoriser le leadership féminin dans le secteur des industries créatives et culturelles. L’éducation est une nécessité pour l’Afrique, pour son développement et chacun peut y participer à sa manière.

Quel message lancez-vous aux jeunes, notamment les filles qui ne s'intéressent pas davantage aux études universitaires ?

La jeunesse a besoin de repères sûrs. Elle est l’avenir et l’avenir se prépare maintenant. Je me suis engagée, depuis 2006, à participer à la promotion de l’éducation par la culture à travers une de mes chansons plaidant en faveur de la scolarisation et du maintien des filles à l’école, ''Jangum Jigueen'‘, invitant les décideurs à construire davantage d’écoles. Car le taux de déperdition scolaire était très élevé à l’époque au Sénégal, en Afrique et surtout au niveau des zones rurales. C’est de là qu’une tournée de sensibilisation avec l’ONG Plan International (Sénégal) a été organisée. Dans le cadre de ce projet collectif dénommé ''Tundu Joor'', nous avons pu avoir un contact direct avec les parents, leur offrant un cadre d’expression et de prise en compte de l’étendue de la situation ainsi que ses causes socioéconomiques.

Nous avons une jeunesse qui affiche une réelle volonté d’aller de l’avant. Cependant, la politique de la jeunesse répond-elle à ce besoin ? Je pense que c’est l’affaire de tous. Il faut qu’on fasse bouger les choses dans le bon sens. Nous avons un pays où la femme est de plus en plus promue, elle dirige de grandes instances de décision. Alors, j’encourage les filles à poursuivre leurs études. Parce que plus le niveau intellectuel est élevé, plus elles sont compétentes et deviennent une grande utilité pour le développement de leur pays. Ainsi, réussir leur cursus universitaire est une phase importante dans leur carrière professionnelle. Et en cela, il ne s’agit pas d’éducation seulement, une formation de qualité s’impose aussi leur permettant, garçons comme filles, d’avoir une capacité d’adaptation devant ce monde qui va très vite, une ère du numérique avec le développement de la technologie qui fait de ce même monde un petit village interplanétaire.

Même si la question de l’emploi est à prendre en compte dans ce processus par nos gouvernements dans leur politique de la jeunesse, l’entrepreneuriat ne doit pas être en reste, car elle est aussi d’une importance capitale dans le développement économique de son pays.

Peut-on dire que vous mettez en valeur les sonorités traditionnelles, comme dans la chanson ''Saraba'' ?

Absolument, je suis une grande fan de la musique traditionnelle. Le patrimoine culturel traditionnel est un puits très riche et intarissable. Pouvoir l’imbriquer et la valoriser dans nos propres œuvres ou revisiter une belle œuvre traditionnelle   telle que ''Saraba'' aide à s’approprier, d’abord, de notre identité culturelle pour mieux se connaître. C’est apprendre à être tolérant, à respecter la culture de l’autre, car tu en connais son importance, sa valeur dans ta vie. J’ai pu prendre le temps de faire une recherche approfondie sur le patrimoine culturel traditionnel, car son contenu est authentique et cela inspire grandement mon univers artistique, qui est l’afro folk acoustic.

Les sonorités traditionnelles portent l’âme, les messages et les mémoires des peuples du monde qui se racontent souvent en musique, en rythmes, en chants, en danses et la langue n’est plus une barrière. Ces peuples transmettent leurs émotions de par l’art ; ce qui fait d’ailleurs la beauté de la musique.   ''Faites un retour aux sources non pour s’y complaire seulement, mais pour y tirer des leçons. Car une véritable connaissance de cause du passé peut entretenir dans les mémoires le sentiment d’une continuité historique et cela est essentiel pour la consolidation d’un État multinational''. Je cite le Pr. Cheikh Anta Diop.

Comprenez donc ce que je ressens à chaque fois que j’interprète la belle chanson traditionnelle ''Saraba'', où certaines de mes compositions telles que ''Danuy Bawunaan'', ''Ka Ndaw Werul'', '' Jammi Reew'', etc., : je suis aux anges et les mélomanes apprécient et encouragent la résultante artistique.

Selon moi, faire l’inventaire de notre patrimoine culturel est important, si nous voulons nous projeter et valoriser nos potentiels artistiques. Je peux prendre l’exemple de l’oiseau surnommé ‘’Picc Ramatou’’ qui, dans l’imaginaire culturel africain, est un oiseau de bon augure, connu pour sa persévérance à bâtir son nid ; il symbolise ma vision de l’art. L’oiseau vole librement, et comme la musique, il n’a pas de frontières.

Pensez-vous que nos valeurs sont en perdition dans la société actuelle ?

Non. Ce n’est pas le cas pour certaines ; elles sont juste souvent banalisées, pour la plupart. Les uns diront que certaines de nos valeurs sont démodées, anciennes ; les autres diront que la modernisation inspire de nouveaux modes de vie, de nouvelles façons de penser, provocant finalement un choc culturel, des conflits de générations poussant vers des compromissions impossibles.

Selon moi, la famille, cellule de base de toute société, semble en crise et l’éducation familiale en pâtit. Il ne faut pas oublier ses principes quelles que soient les références nouvelles, les tendances nouvelles, car la transmission de nos valeurs est à préserver. Communiquons mieux entre nous. La jeunesse en a besoin pour ne pas s’égarer. Le monde évolue certes, mais ne perdons pas nos repères.

Parlez-nous de votre discographie…

Ma discographie illustre bien un parcours qui, comme je l’ai déjà présenté, est riche en collaborations et expériences artistiques. Depuis mes débuts en 1996 avec Ouza dans l’album ''Dem'', et malgré les pauses, soit pour continuer mes études soit pour de la recherche, ces collaborations m’ont permis de travailler mon art, mais plus sous les projecteurs et ainsi d’assurer les chœurs d’albums de beaucoup d’artistes entre 1997 et 2003 comme Pee Froiss ''Affaire bu graw’’, Coumba Gawlo Seck ''Sa li sa le'', Alioune Mbaye Nder ''Leneen'‘, Thio Mbaye ''Nda li'‘, l’album ''Bercy 2000-2001’’ de Youssou Ndour et le Super Étoile, l’album des artistes réfugiés produit par l’UNHCR et réalisé par Youssou Ndour. De 2003 à nos jours, la carrière solo a pris forme à travers des collaborations en tant que lead vocal : les deux albums collectifs ‘'Tundu Joor'' Vol. 1 et Vol. 2 produits par l’ONG Plan International et celui du collectif international Call of the lion du groupe de cinq femmes artistes dont je faisais partie. Cet album est dénommé ''Women Unite Sénégal''. Il est produit par la maison de production hollandaise Mundial Productions avec qui j’ai redémarré les tournées européennes.

Après la création du Shula Acoustic Tour pour accueillir nos programmes scéniques, j’ai commencé à produire, de par notre structure SME, des albums EP dont ''Jàmmi Reew'' (Paix d’un peuple), afin de promouvoir la paix et mon genre musical l’afro folk acoustic résultant de toutes ces recherches artistiques et au profit de la diversité culturelle. Il y a aussi ''Come to me'', produit en collaboration avec Ponsist, une structure scientifique basée à Dubaï qui promeut la santé.

En ce qui concerne ''Jàmmi Jigeen Fepp'', cette production est issue de la marche blanche des femmes pour la lutte contre les violences faites aux femmes et aux filles.  Il y a également le duo ''Salam'' qui est une collaboration avec le rappeur sénégalo-mauritanien basé en France CTD Diamant Noir sur la promotion de la paix. Et ''Dem Ba Jeex'' parle de l'esprit du don de soi et en soutien au secteur du sport. D’autres projets musicaux sont en préparation et que nous présenterons dans un programme aux mélomanes.

Quels sont vos projets ?

Nous continuons à dérouler le Shula Acoustic Tour, le programme socioculturel qui nous permet d’allier musique, actions humanitaires, sociales et échanges artistiques, une scène de promotion des arts et des cultures initiées depuis le 21 juin 2010. Nous avons également mis sur pied le projet ‘’Jamm’’ (la paix) qui participe, de par la culture, à promouvoir la paix dans mon pays, en Afrique et dans le monde, en plus de l’album tant attendu. L'autre projet, c'est le programme itinérant ''Ubuntu l’art s’engage'' au service toujours de la paix, du développement durable et communautaire de par l’art.

De plus, un projet qui porte sur la culture, l'éducation et l'innovation numérique est en préparation. J'en profite pour remercier ces partenaires qui ont accepté de le porter à nos côtés. Les industries culturelles et créatives sont un tremplin important dans la promotion de nos potentiels artistiques, créatifs. J’en profite pour plaider pour une politique culturelle toujours dynamique et innovante dans nos pays.

BABACAR SY SEYE

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