Publié le 13 Oct 2020 - 04:05
SOULEYMANE DIOP NIANG, ECRIVAIN EXPERT EN RELATIONS INTERNATIONALES

‘’La pandémie est une aubaine pour l’Afrique’’

 

Panafricaniste, passionné des questions de jeunesse, l’expert en relations internationales, Thierno Souleymane Diop Niang, chante ‘’Le son d’humanité, une contribution géostratégique vers une Afrique post-Covid’’. Dans ce livre publié aux éditions L’Harmattan, le spécialiste du Sahel trace la voie pour un continent prospère, dans ce monde post-crise où les jeux seront plus ouverts que jamais.

 

Quels sont les enseignements que l’Afrique devrait tirer de la crise sanitaire mondiale, pour mieux faire face à la période post-Covid ?

Cette crise est inédite. Jamais, dans l’histoire de l’humanité, une crise n’a pu neutraliser presque toute l’activité humaine. Pour l’Afrique, les officines étrangères avaient prédit l’hécatombe. Il faut d’abord se féliciter que nous n’ayons pu vivre tel scénario, parce que, Dieu merci, nous avons une population résiliente, du fait surtout de sa jeunesse. L’âge médian de la population africaine est de 20 ans. Dans cette période post-Covid, je pense qu’il faudra surtout s’appuyer sur cet atout majeur qu’est la démographie en Afrique.

Par le passé, des pays comme la Chine, l’Amérique se sont basés sur ce levier pour développer leur économie et même asseoir leur économie à travers le monde. L’Afrique doit donc miser sur sa démographie, particulièrement sa jeunesse. Celle-ci doit être formée, encadrée, préparée pour les enjeux futurs.

Quels sont ces enjeux sur lesquels l’Afrique doit se préparer, préparer sa jeunesse ?

J’ai l’habitude de dire que nous sommes dans une ère assez particulière, peut-être une ère asymétrique. Les menaces ne sont plus les guerres entre deux Etats. Elles sont autres. Il y a l’insécurité dans le Sahel, les problèmes liés à l’eau, à l’intelligence artificielle, le numérique. L’Afrique doit fortement investir dans ces domaines pour être au rendez-vous universel. Cette crise est une aubaine inédite. Elle nous montre que l’Afrique doit compter sur elle-même. Elle doit profiter de toutes les potentialités, qui ne manquent pas dans ce continent.

Pensez-vous que les dirigeants ont la pleine conscience de ces énormes opportunités créées par la crise ?

Comme je le dis dans le livre, il faut un autre tambour politique pour l’avenir. Il y a une cassure endémique entre cette classe dirigeante et la population. Il y a un véritable fossé. Les citoyens, les masses africaines veulent un changement ; ils sont prêts à se sacrifier. Mais on est tenté de se demander si les dirigeants sont prêts à accomplir ce saut avec les peuples. Sont-ils conscients de l’ampleur de leur sacerdoce ? Nous constatons que malgré les changements de régime, les mêmes pratiques perdurent. Il faut fondamentalement un changement de paradigme. Les dirigeants, dans cette Afrique post-Covid, doivent être des dirigeants imbus de valeurs intrinsèques. Cela ne doit plus se limiter à des slogans. Il nous faut des actes concrets. Il faut arrêter cette situation d’hommes-orchestres qui pensent qu’après eux, c’est le chaos. J’ai l’impression que certains dirigeants s’enferment dans des chambres d’échos. Ils ne se parlent qu’à eux-mêmes. Lorsqu’ils se parlent, leur voix ne leur renvoie que ce qu’ils veulent entendre. Et souvent ce n’est pas la réalité. Voilà ce qui nous mène vers des situations comme ce qui se passe au Mali, en Côte d’Ivoire ou bien en Guinée.

Vous affirmez que l’Afrique va être une puissance. Sur quoi vous basez-vous et quels pourraient en être les obstacles ?

Pour un être humain, je pense qu’après 60 ans, on doit cesser le travail, on se repose. Mais pour un Etat, ce n’est pas le baromètre. Les grands Etats se sont faits avec le temps long. En 2049, la Chine va essayer de trôner sur le toit du monde. Elle va fêter la Révolution maoïste. Et c’est un pays qui a les yeux rivés sur l’Afrique. Il en est de même pour tous les pays, pour tous les continents. C’est le continent le plus jeune ; c’est le continent le plus riche ; c’est le continent où montent tous les fléaux. Tout ça, ce sont des signaux qui montrent que ce continent devra, d’une manière ou d’une autre, trôner sur le toit du monde à l’horizon 2060, parce que nous serons 2,6 milliards d’habitants.

Maintenant, l’obstacle majeur, c’est qu’on a des choix économiques qui ne sont pas les nôtres. Depuis des indépendances, nous trainons cette faiblesse, malheureusement. On n’a pas plongé dans nos réalités endogènes pour comprendre nos propres besoins, pour véritablement amorcer un autre virage. Je donne un exemple très simple : à ce siècle encore, nous avons des problèmes d’électricité, des problèmes d’eau dans nos villes. Alors que nous avons le soleil, dont Cheikh Anta Diop nous parlait des potentialités depuis longtemps. Au-delà des choix économiques, on a adopté des idéologies politiques qui ne sont pas les nôtres. Toutes, socialisme, communisme, libéralisme, se sont soldées par des échecs. C’est comme avec la crise que nous vivons. On nous dit qu’il faut installer des interstices, qu’il faut instaurer la distance sociale, mettre des barrières… Or, tout le monde sait que nous sommes un continent de chaleur ; nous vivons en communauté. Il faut revoir tout cela sous un autre angle.

De toute façon, ceux qui souffrent le plus aujourd’hui, ce ne sont pas les Africains. Des pays qui semblaient beaucoup mieux préparés ont été les plus touchés. Cela montre également les limites de tout le modèle libéral qui prévaut depuis des années et que nous devons revoir. Si l’Afrique essaie d’inventer son propre modèle, elle aura droit au chapitre. L’Afrique de demain que nous devons construire doit être fortement ancrée sur ses propres réalités, en comptant également sur son riche potentiel immatériel.

Peut-on dire que c’est la fin d’une époque ; celle où l’on pensait que certains Etats sont presque intouchables par certains fléaux ?

Moi, je suis de ceux qui pensent qu’il n’y a pas de paradigme éternel dans ce monde. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il y a deux puissances qui se sont affrontées. Et le camp libéral, occidental avait pris le dessus sur le camp socialiste et imposé son modèle. Ce monde unipolaire, bâti après la chute du Mur de Berlin, a échoué en 2001, avec les attentats du 11 septembre. Le monde est devenu très ouvert où on note même de nouveaux acteurs.

C’est pourquoi, fondamentalement, l’Afrique doit tirer son épingle du jeu. Cette crise montre que toutes les prévisions, les prospectives n’ont pu prévoir les effets de ce virus parti d’un faubourg en Chine.

Justement, pourquoi, selon vous, les spécialistes n’ont pu prévoir les effets d’une telle crise ?

Là, je convoque une analyse très africaine. Comme le disait Edgar Morin : ‘’La vraie rationalité est profondément tolérante à l’égard des mystères. La fausse rationalité a toujours traité de primitives, d’infantiles, de prélogiques des populations où il y avait une complexité de pensées, pas seulement dans la technique, dans la connaissance de la nature, mais dans les mythes.’’ C’est pour dire qu’à un moment donné, il y a eu le piège de la rationalité. On pensait que tout peut être expliqué ou que tout peut être compris à l’aune de la raison, de la technologie… Ce virus montre que c’est extrêmement faux.

Pour la compréhension de cette pandémie, je vais donc convoquer des arguments irrationnels. Comment expliquer toutes ces pertes dans les pays développés avec leurs moyens colossaux, leur système de santé beaucoup plus robuste et les conséquences moindres sur le continent, malgré les moyens limités, les systèmes de santé très faibles ? Je pense qu’il ne faut éluder aucun savoir. Et ce n’est pas pour rien que l’Organisation mondiale de la santé a convoqué les tradipraticiens pour trouver des solutions. L’Afrique montre qu’elle a peut-être des solutions qui sont dans sa faune ou dans sa flore. Et que tout ne peut être réglé par la rationalité.

Pensez-vous que les organisations régionales, sous-régionales jouent leur rôle convenablement ?

Je pense que nous devons encore faire beaucoup d’efforts dans ce cadre. Je vous donne l’exemple du Mali. Cette crise a mis en lumière le fossé énorme entre la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) des dirigeants et celle des peuples. Cela résulte de la manière dont l’organisation a été constituée. Or, c’est un bel exemple par rapport à ce qui se fait dans le continent. C’est pourquoi elle doit montrer la voie. Il faut véritablement la CEDEAO des peuples. A l’aune de cette crise, on a vu les Européens nous fermer leur continent. Nous devons apprendre à nous découvrir nous-mêmes, à créer une dynamique continentale, à se découvrir, à se connaitre. Le Sénégalais doit connaitre le Malien, le Mauritanien, le Gambien… Nous devons déclencher des coopérations dans beaucoup de cadres : sécuritaire, économique, industrielle… Les atouts sont là ; nous avons la jeunesse ; nous avons les richesses ; les connaissances ; notre diaspora qui est très dynamique… Il y a tellement de chantiers à bâtir sur le continent et je pense que les organisations régionales, sous-régionales doivent jouer un rôle fondamental.

Vous parlez aussi, dans le livre, de deux défis majeurs, à savoir l’énergie et l’autosuffisance alimentaire. Quelle est l’importance, pour l’Afrique, de relever ces deux défis d’un point de vue géostratégique ?

C’est fondamental. Un pays comme la Chine l’a d’ailleurs bien compris. La Chine investit énormément pour acquérir des terres en Afrique, car elle a une population nombreuse. Elle a besoin de ces terres pour assurer la survie de sa population. Cela veut tout dire. Pendant ce temps, nous importions des vivres à distribuer aux populations durant la pandémie. Ce n’est pas normal. Nous avons l’eau, nous avons les terres, nous avons les ressources humaines et les techniques agricoles. Il faut juste revoir les priorités.

Pour l’énergie, c’est la même chose. Nous avons l’eau, le soleil… Ce sont des ressources essentielles dans le monde d’aujourd’hui. D’ailleurs, on parle de plus en plus d’hydro-domination, d’hydro-politique… Ce sont des concepts nouveaux sur lesquels nous devons réfléchir, parce que le monde va vers ça. On se profile vers des crises d’eau, des stress hydriques… On doit se préparer en tant qu’Africains.

Pour vous, c’est la fin d’un cycle marqué par l’hégémonie du profit. Quelle va être la locomotive du cycle qui s’ouvre après cette crise ?

Je pense que c’est l’humain. Dans les prochaines décennies, qu’on le veuille ou non, je pense que cette dimension va être intégrée dans les politiques à travers le monde. C’est pourquoi je pense que c’est un cycle très favorable pour l’Afrique, car le continent est prêt depuis fort longtemps pour l’humain. Le Ubuntu, ce concept qui repose sur la solidarité, la réconciliation… est une réalité en Afrique. C’est à nous de montrer l’exemple au reste du monde. Comme nous l’avons fait du reste lors de cette crise, en prenant en charge des étrangers sans se soucier de leur nationalité, de la couleur de leur peau ou autre. Voilà la leçon qu’il faut montrer à la face du monde. La solidarité est fondamentale pour la survie collective. Il y a énormément de richesses dans ce continent pour venir à bout de certains maux dont souffrent nos populations. Il faut juste fédérer les énergies, mais surtout que l’on ait des dirigeants honnêtes, conscients de leur sacerdoce.

Les potentiels sont là ; l’horizon est là. Nous avons besoin de gardiens de phare, c’est-à-dire qui sont capables de voir loin, pas de gardiens de cimetière qui regardent juste en bas. Il nous faut aussi une jeunesse consciente ; pas seulement des activistes. Il faut surtout de la substance dans l’engagement. J’ai l’habitude de dire qu’il ne faut pas juste avoir le discours téméraire de Sankara, la posture de Mobutu quand on est au pouvoir. Il faut avoir, en bandoulière, l’éthique, le sens de l’humain. Il faut aussi se détourner de la pathologie de la nostalgie. L’erreur a été de déléguer la construction du continent à des leaders charismatiques. Quand ils sont partis, il y a eu une rupture. Nous pouvons nous inspirer de leur combat, mais il faut que nous accomplissions nous-mêmes notre mission, comme disait Frantz Fanon.  

N’est-ce pas là une vision trop optimiste, voire utopiste du monde que de préconiser un monde moins individualiste, plus solidaire et humaniste ?

Cheikh Anta nous dit que depuis qu’on est réaliste, on est sous-développé. Il faut de l’utopisme pour faire bouger les lignes. Mais c’est aussi de l’utopie réalisable. Ce que je dis est fort possible. C’est possible de développer l’agriculture, de faire en sorte que l’énergie soit disponible dans chaque foyer. Les moyens sont là. Il faut juste que la mise en musique soit bien élaborée pour avoir un son d’humanité retentissant dans nos oreilles.

Comment voyez-vous l’avenir du Sahel ?

C’est une zone marquée par beaucoup de tensions. Le Mali, qui est l’épicentre du Sahel, traverse beaucoup de difficultés : une criminalité transfrontalière, la criminalité organisée, la présence de groupes extrémistes terroristes, l’absence de l’Etat. Cette insécurité est en train de déborder, de se transporter vers le Golfe de Guinée. Je pense que tout le Sahel est menacé. C’est un constat. Ce qu’il faut déplorer, c’est qu’il n’y a pas encore une réponse collective du continent. Aujourd’hui, c’est la Minusma, la force Barkane qui est d’abord là pour les intérêts français, quel que puisse être son rôle. La présence de l’Afrique est très timide à travers le G5.

Je pense que c’est à la CEDEAO de prendre ses responsabilités, de mettre en place une armée continentale. Je cite Cheikh Anta Diop qui disait que la sécurité précède le développement. Il faut fondamentalement que la sécurité de ce continent soit assurée. Mais je reste optimiste, au vu de tout ce qui se passe dans le continent. Nous avons vu la mobilisation des jeunes qui a mis un terme au règne d’Ibrahim Boubacar Keita. Cette jeunesse africaine est de plus en plus consciente que l’avenir du continent est entre ses mains. Maintenant, je le répète, les changements vont se faire dans un temps long.

C’est pourquoi je dis que la solution est fondamentalement africaine. Par exemple, les armées étrangères qui viennent en Afrique ont beau être équipées, mais elles ne sont pas émotionnellement proches des populations. Il y a des subtilités, des codes pour parler aux populations, aux communautés, aux chefs de village… C’est dans les communautés que naissent les démons, les difficultés, c’est de là-bas que doivent naitre les solutions. Et ces communautés, il faut les comprendre pour pouvoir leur parler.

Il y a aussi les problèmes politiques sur fond des troisièmes mandats ou de révisions de Constitution. Quelque part, est-ce que ce n’est pas le modèle démocratique qui pose problème ?

Absolument ! Le modèle démocratique que nous avons, va parfois, à l’encontre des aspirations de la population. La majorité silencieuse n’est pas consultée. Je pense que dans les années à venir, se poseront les questions sur la démocratie, la République, le modèle de développement. Devrions-nous forcément avoir un modèle calqué sur l’Occident ? Ce sont des réflexions à mener.

Quelle doit être la place du numérique pour bâtir cette ‘’nouvelle’’ Afrique post-Covid 19 ?

Aujourd’hui, il y a des milliers d’Africains très brillants, qui sont en train de faire d’excellentes choses. Avec cette crise, je pense que nous nous sommes rendu compte que l’outil numérique est devenu incontournable dans ce monde. Cet outil peut beaucoup aider dans les domaines de l’éducation, de l’économie… Il faut booster tout cet écosystème pour amorcer de lendemains meilleurs pour le continent.

En définitive, quel est le message à retenir de ce livre ‘’Le son d’humanité’’ ?

Le premier, c’est que le monde a, depuis très longtemps, mis à côté l’être humain. Cela a été une véritable compétition où les plus forts écrasent les plus faibles. Je pense qu’il faut revoir ce modèle. Cette crise nous montre que nous sommes tous logés à la même enseigne.

La deuxième leçon est que l’Afrique doit comprendre qu’il n’y a pas d’ami sur la scène internationale. Ça, l’Afrique doit le comprendre. Nous avons vu les fermetures de frontières. On nous dit : ‘’Restez chez vous.’’ Et si on doit rester chez nous, on doit être solidaires entre nous. Nous n’avons pas le choix ; nous devons être solidaires, nous unir pour compter sur cette scène internationale.

PAR MOR AMAR

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