Présence remarquée, réactions contrastées

Présent au Sénégal depuis quelques jours pour une série de conférences et de rencontres spirituelles, Tariq Ramadan suscite fascination et controverse. L’intellectuel suisse, adulé pour son éloquence et sa pensée critique, mais toujours rattrapé par des affaires judiciaires en Europe, divise profondément. Entre ferveur intellectuelle, hommages soufis et protestations féministes, son séjour à Dakar révèle toute l’ambivalence d’une figure publique aussi brillante que polémique.
Il avance d’un pas sûr, costume décontracté, le visage toujours barré d’un sourire calme. À ses côtés, son épouse, discrète, mais présente, accompagne celui qui est sans doute l’un des intellectuels musulmans les plus médiatisés de son temps. Tariq Ramadan, auteur de plus d’une trentaine d’ouvrages et figure centrale des débats sur l’islam en Occident, commence à prendre de l’âge. Mais il n’a rien perdu de sa rigueur ni de la précision de son verbe. Son regard pénètre, sa voix captive, sa pensée reste déroulée avec la même fluidité logique qui a fait de lui un orateur redouté, tant dans les amphis que sur les plateaux télévisés.
Hier mardi 13 mai 2025, c’est à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar qu’il s’exprimait, invité par l’Institut des sciences religieuses, pour une conférence sur le thème ‘’Éthique et déontologie dans la pensée religieuse’’.
Dans un amphithéâtre bondé, sous le regard du Pr. Diane et avec Penda Mbow comme modératrice, l’intellectuel suisse a capté l’attention d’une assistance éclectique, majoritairement étudiante, avide d’écouter cette ‘’bête médiatique’’ qui a fait les heures chaudes des débats sur les chaînes françaises. Son éloquence naturelle, sa maîtrise du verbe et la cohérence de ses arguments ont rapidement conquis la salle. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui ont quitté la conférence juste après son intervention, comme comblés.
L'auteur de" Mon intime conviction'' ne laisse jamais indifférent. Ses prises de position sur la laïcité, sa critique incisive des dérives de certains intellectuels français comme Éric Zemmour, Alain Finkielkraut ou Caroline Fourest, ou encore ses plaidoyers pour les droits des musulmans en Europe lui ont valu une audience fidèle, mais aussi de farouches opposants. Il a souvent dénoncé l’hypocrisie de certaines démocraties occidentales, les silences complices face aux injustices et les incohérences éthiques dans le traitement de la question religieuse.
Ses positions sur des sujets sensibles comme l’adultère, le statut des femmes ou les modèles politiques des pays du Golfe, qu’il critique frontalement, ont élargi le spectre des controverses autour de lui. Mais il demeure, pour beaucoup, une voix nécessaire dans un monde où la pensée critique religieuse est souvent mal accueillie, voire suspecte.
Présent au Sénégal depuis plusieurs jours, il multiplie les apparitions et les rencontres. Ce n’est pas une terre inconnue pour lui : le pays de la Teranga l’a souvent accueillie et il y entretient de nombreux liens, personnels comme intellectuels.
Lors de son propos liminaire à l’Ucad, il a tenu à rappeler son attachement profond au défunt Babacar Mbow, penseur soufi, théologien et homme d’action qu’il a qualifié d’âme pure. Leur première rencontre en Suisse fut le point de départ d’une relation faite de dialogues, de complicité spirituelle et d’échanges intellectuels nourris.
Le 8 mai 2025, il s’est rendu à Touba, où il a été reçu en audience par le khalife général des mourides, Serigne Mountakha Mbacké. Une rencontre empreinte de solennité et de spiritualité, marquée par le respect mutuel et la portée symbolique de la visite. ‘’Dès qu’on entre à Touba, on ressent quelque chose de particulier, une impression profonde, quasi immédiate’’, a-t-il confié.
Accompagné de guides religieux et de responsables des structures éducatives de la ville, il a découvert les principes fondamentaux de la transmission du savoir dans cette cité religieuse. Trois piliers l’ont marqué : la mémorisation, la compréhension et l’application. ‘’Ce qui frappe ici, c’est cette volonté de rester fidèle au Coran, à ses enseignements, tout en vivant cette fidélité comme une éthique du quotidien’’, a-t-il ajouté.
Pour lui, l’islam mouride illustre un modèle vivant de spiritualité appliquée, loin des débats stériles et des dogmatismes stériles.
Ainsi s’est esquissé, tout au long de sa présence au Sénégal, le portrait d’un penseur toujours aussi vigilant, entre engagement spirituel, exigence intellectuelle et volonté de dialogue. Loin des polémiques qui ont jalonné sa carrière, il semble au Sénégal retrouver un souffle, une terre d’écoute, de respect et de résonance pour une pensée qui, décidément, ne vieillit pas.
Une figure éclatante, un passif encombrant
Toutefois, cette présence n’est pas sans susciter des remous. Si ses partisans saluent un penseur libre et audacieux, ses détracteurs rappellent qu’il reste l’objet de plusieurs procédures judiciaires en Europe, notamment pour viol, ce qui alimente une vive controverse. Le samedi 10 mai 2025, à Dakar, lors d’une conférence tenue à l’espace Maam Samba sur la route de Ngor, l’islamologue a vu son intervention brièvement perturbée par un groupe de militantes féministes venues dénoncer sa présence. Comme le rapporte Dakaractu, ces manifestantes, scandant ‘’Tariq violeur !’’ et brandissant des pancartes accusatrices, ont tenté d’accéder aux lieux de la rencontre. La tentative a cependant été contenue par un important dispositif de sécurité, en partie assuré par des membres de la confrérie baye fall, mobilisés pour encadrer l’événement. Les protestataires n’ont pas pu pénétrer dans la salle et la conférence s’est poursuivie sans incident majeur, bien que sous surveillance renforcée.
Cette scène illustre la polarisation persistante autour de la figure de Ramadan, tiraillée entre reconnaissance intellectuelle et soupçons persistants.
Pour certains observateurs, notamment dans les cercles intellectuels sénégalais, cette hostilité ouverte serait aussi révélatrice d’un certain complexe d’infériorité vis-à-vis d’un intellectuel à la stature internationale. Le journaliste sénégalais Mamadou Mbacké Ndiaye estime que ces critiques gagneraient à se concentrer sur le terrain des idées et non sur des affaires personnelles encore en cours de traitement judiciaire. ‘’L’attaquer sur sa pensée, sur ses positions, oui. Mais sur sa vie privée, c’est une vilaine méthode qui n’a pas sa place dans le monde académique’’, confie-t-il. Un appel à l’élégance dans le débat, qui résonne comme un rappel à la hauteur du propos, surtout face à une figure aussi clivante que Ramadan.
En définitive, la venue de Tariq Ramadan au Sénégal révèle autant qu’elle questionne. Entre spiritualité partagée, fascination intellectuelle et rejet militant, sa présence agit comme un miroir des tensions contemporaines autour de l’islam, de la justice et de la figure publique. Un portrait en clair-obscur, où la réflexion ne se sépare jamais du trouble.
AMADOU CAMARA GUEYE