Publié le 17 Aug 2024 - 21:55
ZOOM ORCHESTRE JIGEEN ÑI

Des amazones à la conquête de la scène

 

Le Bénin a ses Nana Benz, non pas les grandes commerçantes de wax mais un groupe de musique composé à 100% de femmes. Et le Sénégal a l’Orchestre Jigeen Ñi. Un girl band original avec des instrumentistes talentueuses et de belles voix. Ce backing band offre également ses talents pour accompagner d'autres artistes, tout en réaffirmant la place légitime des femmes instrumentistes dans l'industrie musicale, tant au Sénégal qu'en Afrique. EnQuête vous présente ses membres (ndlr : on a fait le choix délibéré de ne pas mettre dans ce numéro Korka Dieng qui aura un numéro spécial).

 

THECIA P. NYOMBA EKOMIE

KHADY DIENG

La force féminine du piano sénégalais

Artiste multidimensionnelle, Khady Dieng est une femme dont les talents s'étendent bien au-delà de la musique. Pianiste, chanteuse, chef d'orchestre, et véritable force sur scène, elle incarne la passion et le dévouement envers son art. Son engagement envers l'éducation montre sa volonté de transmettre ses connaissances et son amour pour la musique à la prochaine génération.

D’origine sénégalaise, issue d'une famille profondément ancrée dans la musique, Khady Dieng a grandi entourée de mélodies et de rythmes. Son père, Safihou Dieng, était un pilier musical dans la famille, influençant ses sœurs et elle. Khady Dieng passe donc ses premières années à explorer les touches du piano familial, incarnant ainsi l’héritage de son père, feu Safihou Dieng, sergent-chef de l’armée des forces de l’ordre, qui promut autrefois la musique principale des Forces armées sénégalaises. « Mon père était pianiste et je crois que cela a un peu influencé ma passion », confie-t-elle. Révélant très tôt une affinité naturelle pour cet instrument, elle dévoile assez vite son aptitude à être autodidacte et réalise ainsi son rêve d’enfant en faisant ses preuves dans l’univers de la musique.

Entre passion et détermination, Khady Dieng est reconnue pour sa présence scénique charismatique et sa capacité à transporter son audience dans un voyage musical intense et émotionnel. La musique est bien plus qu'une simple activité pour elle. C'est une passion, un amour profond qui la pousse à s'investir pleinement. « Les défis et challenges qu'on a relevés avec Jigeen Ñi m’ont toujours donné envie de persévérer et de me surpasser. » Pour elle, la musique est un espace d'expression où elle trouve force et détermination.

Jigeen Ñi lui tend la main en 2018, et Khady intègre le groupe grâce au producteur et manager du groupe, Samba Diaité. Elle se démarque et devient un élément important pour cet orchestre composé de femmes sénégalaises qui ont choisi une autre voie, qui font entendre leurs choix et qui portent des messages d'espoir. « On voit rarement des femmes instrumentistes, et ça fait tellement plaisir de voir des femmes jouer à des instruments, c’est une sensation inexplicable », avoue-t-elle.

Pour l’avenir, Khady voit grand pour son orchestre. Inspirée par des légendes sénégalaises telles que Youssou Ndour, elle aspire à porter la musique sénégalaise au niveau international. Son ambition est de remporter des trophées, de collaborer avec des artistes internationaux, et d'organiser des concerts à travers le monde. Elle s’exprime : « Depuis 2018, le groupe a déjà accompli beaucoup, mais nous sommes déterminées à aller encore plus loin. »

Profondément engagée dans l'égalité des chances pour les femmes, Khady Dieng a cofondé une école de musique exclusivement réservée aux femmes. Cette école forme des femmes à jouer des instruments comme la batterie et le piano, leur offrant ainsi une plateforme pour s'épanouir dans un domaine souvent dominé par les hommes. Elle souhaite voir de plus en plus de femmes sénégalaises jouer des instruments de musique et faire entendre leur voix.

Une femme, une mère, une sœur, qui croit fermement en la puissance des rêves et de la détermination. Pour elle, croire en soi et en ses rêves est la clé du succès. Artiste musicienne mais aussi diplômée en maintenance informatique, son parcours est un exemple de persévérance et de foi en ses capacités. D’ailleurs, le leitmotiv de Khady Dieng est : « On doit toujours croire en nos rêves, car avec la foi et la détermination, on peut y arriver. »

EVORA ASTA VAZ

La basse qui résonne au-delà des frontières

Parmi les nombreux talents réunis dans l'orchestre Jigeen Ñi, une figure emblématique se démarque : Evora Vaz, la bassiste du groupe. Une femme qui exprime et transmet ses émotions à travers sa basse et son chant, faisant d'elle une véritable force pour Jigeen Ñi.

Evora Vaz est une bassiste et chanteuse sénégalaise d'origine capverdienne, reconnue pour son talent et sa passion pour la musique. Derrière cette carrure d’artiste, on retrouve une femme au teint marron, naturelle et joviale. Sourire aux lèvres, elle semble être une personne ouverte et accueillante. Sa présence attire l'attention de manière subtile et charmante. Avec ses locks, sa coiffure met en valeur ses traits et son regard. Evora Vaz se définit comme une femme déterminée et qui garde les pieds sur terre.

Héritière d’un parcours musical, elle fait partie d’une famille de danseurs, chanteurs et rappeurs. Son amour pour la basse remonte à sa tendre enfance, lorsqu'elle mimait les sons de la basse et de la batterie en écoutant de la musique. Avant Jigeen Ñi, elle chantait déjà. "J'ai rejoint l’orchestre avec une certaine hésitation initiale due aux stéréotypes sur les femmes dans ce milieu. Malgré cela, ma passion pour la musique et mon envie de relever des défis m’ont poussée à surmonter mes doutes et à intégrer cet orchestre, même si cela impliquait de sortir de ma zone de confort." Elle s’est intégrée facilement, entourée d’instrumentistes comme elle.

Elle a également reçu une solide formation à l'École nationale des arts. "J'ai non seulement appris la musique, mais j’ai également rencontré des personnes influentes, comme mon professeur Moustapha Cissé, qui a joué un rôle crucial en m’encourageant à poursuivre cette voie", indique l’artiste Vaz. Son intégration au sein de l'orchestre Jigeen Ñi, bien que marquée par une certaine appréhension, s'est finalement révélée être une expérience positive, lui permettant de s’épanouir artistiquement et de tisser des liens solides avec ses collègues musiciennes. Au fil du temps, elle s'impose comme une figure clé grâce à son jeu expressif et sa maîtrise de la basse.

Marquée par des moments forts dans sa carrière au sein de Jigeen Ñi, elle confie que l’un des plus remarquables est sans doute le soir où elle a partagé la scène avec le légendaire Youssou Ndour. C’était au cours d’un festival organisé au centre culturel français. "Ce moment était rempli de fierté et d'émotion, et il est resté gravé dans ma mémoire comme une reconnaissance de notre talent et de nos efforts. Vous savez, pendant ce festival, l’artiste Youssou Ndour est monté sur scène pour nous bénir."

En tant que femme instrumentiste et chanteuse, Evora Vaz est consciente des défis particuliers qu’elle doit relever, mais elle aborde ces défis avec une grande détermination. "Vous savez, notre rôle est non seulement vu comme celui d'une artiste, mais aussi comme celui d'un modèle pour d'autres femmes, les encourageant à croire en elles-mêmes et à poursuivre leurs rêves malgré les obstacles. Mon ambition ne s'arrête pas là. Je souhaite encadrer et former de nouvelles générations de musiciennes à travers une école qui est déjà en place, afin de permettre à d'autres femmes de suivre nos pas et d'affirmer leur place dans le paysage musical sénégalais et au-delà. Pour moi, la musique est un métier. Il y a beaucoup de femmes qui veulent faire de la musique mais ont peur car elles sont influencées par les commentaires négatifs que l'on peut entendre. Elles pensent que ça leur fera rater leur vie sociale. Alors que tel n’est pas le cas."

Pour elle, le plus important est de faire les choses avec passion et conviction, sans se laisser influencer par les pressions extérieures. Il faut croire fermement que la réussite passe par la persévérance, la foi en soi, et l'amour pour ce que l'on fait, et non par la recherche d’un gain pécuniaire immédiat.

Enfin, malgré les défis financiers que comporte la carrière musicale en Afrique, elle conseille aux jeunes artistes de rester motivées et de continuer à se battre pour l’art, tout en reconnaissant l'importance de ceux qui les soutiennent dans leur aventure.

MAREME DIONE

De la rime à la corde

Elle a des doigts de fée et une voix de rossignol. Écouter Mareme Dione est un régal. Elle est aussi habile à la guitare que devant un micro.

Mareme Dione, aussi connue sous le nom de scène Rema, se distingue avec sa guitare. Bien qu'elle ait toujours aimé la musique, elle était au début attirée par le rap. Rien ne la prédestinait à cette carrière d’instrumentiste, surtout que dans le hip hop, on n'utilise pas d’instruments musicaux à la base, c’est la platine qui donne le rythme. Rythm and poetry, Rema l’a bien expérimenté. Elle a écrit ses premiers textes en classe de 5e secondaire. Après l’obtention de son BFEM, elle s’est rendue compte de la place importante qu’occupait la musique dans son cœur et a décidé de s'y consacrer entièrement.

Ainsi, elle est acceptée à l’École nationale des Arts d’où elle sort avec un diplôme en arts scéniques. Elle passe de rappeuse à guitariste et chanteuse. Mais elle ne trouve pas pour autant une formation à intégrer. Résiliente, Rema postule à tous les concours de chant et d’ateliers. Elle a bien fait de procéder ainsi. En effet, c’est au cours d’un festival organisé par Yoro Ndiaye qu’elle a rencontré le manager et producteur de l’Orchestre Jigeen Ñi, Samba Diaité. Rema était au début assez sceptique car le projet devait réunir des instrumentistes et chanteuses femmes. Elle pensait que réunir des femmes dans un groupe ne pouvait être que source de problèmes. Mais l’avenir et sa propre expérience lui ont démontré le contraire.

"L’Orchestre Jigeen Ñi est une véritable école de la vie et nous ne cessons d’apprendre les unes des autres. Il n’est pas question d’être susceptible ou nerveuse car les autres nous obligent à changer de manière positive. Tout cela fait qu’il n’y a pas l’ombre de conflits ou de petites querelles au sein de l’Orchestre. Je peux dire sans risque de me tromper que nous sommes comme des sœurs et tout se passe à merveille. Il règne une très belle ambiance et une entente parfaite au sein de l’orchestre," assure-t-elle.

Par ailleurs, même si certains considèrent encore que "les femmes n’ont pas le droit d’exercer certains métiers", Rema rappelle que "chanter peut être considéré comme une affaire de femmes chez nous, mais il ne faut pas oublier le rôle central des instrumentistes femmes qui sont aussi douées que les hommes. Il faut garder à l’esprit que le fait de pouvoir jouer d'un instrument constitue forcément un plus." Elle souligne que c’est très rare de voir des femmes jouer des instruments et chanter en même temps au Sénégal. "Je dois même dire que c’est une première chez nous. Il faut faire preuve de beaucoup plus de rigueur et de sacrifices pour pouvoir s’imposer en tant que femme. Et ce n’est pas du tout facile d’être guitariste et chanteuse à la fois," avoue-t-elle.

NDEYE CISSE

La boule d’énergie aux percussions

Elle est magnifique à tous les égards et se distingue comme une boussole pour l'Orchestre Jigeen Ñi. Ndèye Cissé, l'aînée du groupe et percussionniste, est véritablement "l’ambianceuse".

Si vous avez déjà vu l’Orchestre Jigeen Ñi en action, vous n'avez pas pu manquer cette lumière éclatante. Elle évoque la belle harmonie de Doudou Ndiaye Rose et les Rosettes. Ndèye Cissé, percussionniste, donne de la force au groupe avec son sourire et son énergie contagieuse. Elle met le rythme et l’ambiance, malgré son apparence frêle.

Fille de feu Malamine Ndiaye, elle doit son habileté à ce dernier et à son grand frère Thierno Niang, qui a guidé ses premiers pas dans l’art. Encouragée par son père, Ndèye a débuté dans un groupe dénommé Djembénefou, qui animait les matchs de football de l’ASC Las Palmas de Guédiawaye. Vu les performances du groupe, ses membres ont décidé d’aller au-delà de cette simple animation, lançant ainsi la carrière professionnelle de Ndèye Cissé. "Grâce à cet art, j’ai beaucoup voyagé. J’ai fait presque le tour du monde. J’ai suffisamment tourné en Europe, en Asie et je suis même allée me produire aux Antilles. J’ai eu énormément de bonnes choses et l’art me permettait de vivre convenablement. Avec l’argent récolté au cours de ces nombreuses tournées, j’ai essayé de partager avec mes proches et de faire le bien autour de moi," confie Ndèye Cissé.

Chaque membre de Jigeen Ñi a une particularité, mais Ndèye Cissé a une originalité unique. Elle se distingue au milieu de ces filles par sa maîtrise du tama et du djembé. "Il faut savoir que j’ai commencé par jouer du sabar. Je maîtrisais vraiment le maniement de cet instrument, mais j’excellais aussi au chant et à la danse. Avec le temps, j’ai essayé de jouer à tous les autres instruments percussifs. Mais pour en revenir au djembé, j’ai commencé à en jouer dans des circonstances assez particulières. C’est au cours d’une prestation qui se tenait au Centre culturel Blaise Senghor que tout a commencé. Celui qui devait en jouer était souffrant et les autres se sont tournés vers moi pour me demander de jouer du djembé car c’était un concours. Je leur ai répondu que je ne savais pas du tout en jouer car je suis une joueuse de sabar. Ils ont insisté et, à la fin, ils m’ont convaincue d’essayer. Le résultat fut au-delà de toutes mes attentes car je m’en suis très bien tirée. Depuis ce jour, j’ai continué à en jouer et j’avais même décidé de laisser tomber le sabar pour un moment," raconte-t-elle en souriant.

Comme les autres membres du groupe, elle est arrivée à l’Orchestre Jigeen Ñi sur invitation de Samba Diaité. "Au début, j’étais réticente. Quand on m’a dit que c’était un orchestre de femmes, j’étais sceptique. Dans le groupe Djembé Rythme, je gérais aussi la danse et je connaissais bien l’état d’esprit des femmes en groupe. Je n’étais pas rassurée par cette nouvelle aventure. Mais Samba a beaucoup insisté et m’a convaincue que ces filles n’étaient pas de ce genre," explique-t-elle. Suivant son intuition, elle vit aujourd’hui une belle aventure avec ses "sœurs". "Nous sommes comme des sœurs et je suis leur aînée. Elles me vouent un très grand respect et me demandent toujours mon avis dans tout ce qu’elles font dans le cadre du travail," confie-t-elle.

AÏSSATOU DIENG

Héritière d’un légendaire flambeau

Née dans une famille profondément enracinée dans la musique, Aïssatou Dieng incarne une héritière déterminée à faire vivre l'héritage de son père, Safihou Dieng, ancien chef d'orchestre du groupe African Salsa de Pape Fall. Bien que sa carrière ait été brusquement interrompue par son décès en 2009, son influence sur ses enfants, en particulier sur Aïssatou, demeure inébranlable.

La musique est une affaire de famille chez les Dieng. Aïssatou est la sœur de Khady et Korka, qui sont également membres de l’orchestre Jigeen Ni. Elle reconnaît que c'est grâce à son père qu'elle a développé un amour inconditionnel pour la musique. «C'est lui qui nous a inculqué ce goût immodéré pour cet art,» affirme-t-elle. Pour elle, chaque note jouée est une manière de garder l’héritage du paternel vivant.

Son parcours vers la musique ne fut pas un choix délibéré, mais une sorte de destinée inévitable. Aïssatou confie: «Pour dire vrai, je n’ai pas choisi la musique. C’est plutôt la musique qui m’a choisie.» Malgré ses efforts pour échapper à cette voie, l'appel du sang, combiné à la passion transmise par son père, s'est révélé irrésistible. Encouragée par sa mère, qui a su convaincre son père réticent, Aïssatou s'est finalement lancée dans la musique, consciente des sacrifices que ce choix impliquait.

C’est en 2007 que sa passion pour la batterie s’est réellement manifestée, inspirée par un concert live des Scorpions et plus particulièrement par le batteur James Kottak. Malgré les réticences initiales de son père, Aïssatou a persisté, convaincue que cet instrument difficile mais fascinant était celui qui lui permettrait de s’épanouir pleinement en tant qu’artiste. «En moins d’une semaine, il m’a acheté mes premières baguettes et depuis lors, je les garde très précieusement,» se souvient-elle.

Quant à sa mère, elle a su inculquer à Aïssatou et à ses sœurs une discipline et une rigueur qui transcendent les genres. «Elle ne nous a pas élevées comme des filles, pas du tout. Elle nous a élevées comme des hommes,» dit-elle, reconnaissante de cette éducation qui l’a préparée à affronter un monde où les préjugés à l’encontre des musiciennes restent tenaces.

Aïssatou est consciente des difficultés que rencontrent les femmes artistes, mais elle refuse de se laisser abattre. Pour elle, la clé du succès réside dans la persévérance, la passion et une éthique de travail irréprochable. «Il faut croire en soi et c’est le plus important,» insiste-t-elle. Elle défend l’idée que les femmes peuvent être leaders dans n'importe quel domaine, à condition d'avoir la détermination et l’amour de leur métier.

Son intégration à l'Orchestre Jigeen Ñi a marqué un tournant dans sa carrière. Fondé par Samba Diaité, le projet a rencontré un scepticisme initial, mais a finalement su gagner le respect et l’admiration. «Quand Samba parlait de son idée de mettre sur pied un orchestre composé à cent pour cent de femmes, tout le monde était sceptique,» se rappelle-t-elle. Cependant, grâce à la détermination de Samba et à l’engagement des membres, l’orchestre a prospéré et continue d’inspirer de nombreuses jeunes femmes.

Elle encourage les jeunes filles qui rêvent de suivre ses pas à faire preuve de patience, d'humilité, et à ne jamais cesser d’apprendre. «Il est demandé deux fois plus d’efforts et de compétence à la femme,» affirme-t-elle, consciente des défis mais également des opportunités qui se présentent à celles qui osent croire en elles.

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