Publié le 26 Feb 2018 - 19:00
AUTORISATIONS DE PÊCHE AUX BATEAUX-USINES

Le  raclage des fonds marins

 

A l’image d’un éléphant dans un magasin de porcelaine, les bateaux-usines des puissances étrangères ne cessent de piller les eaux ouest-africaines. Au Sénégal comme ailleurs, le raclage des fonds marins est rendu possible par l’absence de moyens de surveillance et la complicité des autorités.

 

Pour trouver du poisson, les pêcheurs sénégalais sont obligés d’aller loin, parfois au-delà des limites autorisées. Pourtant, si les eaux sénégalaises étaient mieux protégées, ils n’auraient pas besoin de franchir les frontières pour remplir leurs barques. En fait, les nationaux sont fortement concurrencés par des étrangers disposant de capacités de capture incomparables. Ainsi, quand le ministre de la Pêche, Oumar Guèye, pointe du doigt le nombre de pirogues, des organisations comme Greenpeace lui rappellent les conséquences de la pêche industrielle sur le secteur.

En 2012 déjà, lors de la Présidentielle, les pêcheurs, accompagnés par cette Ong, ont interpellé les candidats sur la gestion des ressources halieutiques. Macky Sall avait pris l’engagement de mettre fin aux licences s’il devenait Président. Une fois élu, il a tenu parole. En effet, le 30 avril 2012, Pape Diouf nommé ministre de la Pêche dans le premier gouvernement a annoncé l’annulation, le jour-même, de toutes les autorisations des navires étrangers. Il venait par cet acte de mettre fin à deux ans de pillage des ressources halieutiques sénégalaises par les chalutiers étrangers. Une razzia dont le parrain n’est personne d’autre que l’ancien ministre de la pêche Khoureychi Thiam, avec la complicité du Président Abdoulaye Wade (voir ailleurs). Avec Macky Sall, on croyait l’exploitation abusive du poisson terminée.

Cependant, les bateaux géants ne mettront pas longtemps pour retourner au Sénégal. En fait, si les eaux de l’Afrique de l’ouest sont particulièrement poissonneuses, elles font aussi l’objet de beaucoup de convoitises de la part des grandes puissances, particulièrement les  pays de l’Union européenne, la Chine et la Russie. Le 23 octobre 2014, le Sénégal a signé des accords de pêche de 5 ans avec l’Union européenne pour 38 navires : 28 thoniers senneurs congélateurs, 8 canneurs-poissons démersaux profonds et 2 chalutiers.

Il y a d’ailleurs une coïncidence troublante à ce niveau. Le Sénégal est allé au Club de Paris en février 2014, avant la fin de l’année, les accords de pêche sont signés avec l’UE. Les Chinois également disposent d’autorisations. Certains indiquent que les Russes également étaient en négociation avec les autorités sénégalaises. Aujourd’hui, il est difficile de dire combien de chalutiers disposent d’autorisations et opèrent dans les eaux sénégalaises du fait de l’opacité qui règne dans ce secteur. EnQuête a fait le déplacement deux fois à la Direction des pêches maritimes (Dpm), bras technique de l’Etat sur cette question, mais on nous a fait comprendre que le directeur était en voyage et que le personnel ne pouvait pas s’exprimer sans l’aval de la hiérarchie.

Au-delà de l’absence de transparence, les organisations de la société civile spécialisée en la matière pointent surtout du doigt les incohérences des décisions de l’autorité. ‘’Alors que l’Etat négocie l’octroi de licences pour les pêcheurs artisans exerçant en Mauritanie, en Gambie et ailleurs, des autorisations de pêche ont été accordées à des bateaux étrangers’’, fait remarquer l’Association pour la promotion et la responsabilisation des acteurs de la pêche artisanale maritime (Aprapam). Greenpeace Sénégal s’est montré très critique vis-à-vis des choix du gouvernement et regrette que des chalutiers étrangers soient ‘’parfois autorisés à piller les fonds marins’’.

 Zéro transparence

L’Ong invite ainsi les autorités à mettre un terme à l’octroi de licences et autorisations de pêche aux chalutiers étrangers, en attendant d’y voir plus clair. ‘’Il faut faire l’évaluation des stocks et après, définir une vraie politique de pêche. L’Etat ne doit négocier avec les étrangers que sur les ressources inexploitables’’, suggère Ibrahima. Pour celles exploitables, mais pas encore exploitées, il préconise la location de navires de la part du Sénégal pour faire dans la pêche industrielle et ensuite débarquer les prises à Dakar. Mais tout cela ne sera possible que si les Etats de la sous-région adoptent une approche commune. En effet, la gestion ne saurait se faire de manière isolée. Il faut non seulement être ensemble pour mieux résister aux pressions des puissances étrangères, mais il faut aussi mutualiser les moyens de surveillance et harmoniser les sanctions pour dissuader les pilleurs.

Pour le moment, les navires disposent d’accès dans les eaux, alors que non seulement toute la vérité n’est pas dite sur les accords, mais aussi les conditions de surveillance de la pêche industrielle sont loin d’être réunies. Pourtant, il s’agit de navires dont ‘’la longueur dépasse généralement 100 mètres, pour une capacité de capture et de congélation pouvant atteindre 250 tonnes journalières, et disposant généralement de capacités de transformation (farine et huile)’’, selon Greenpeace, dans son rapport de 2012 intitulé ‘’Main basse sur la sardinelle’’. Autrement dit, en une journée, un navire capture ‘’autant de poissons que 50 pirogues sénégalaises en un an’’. Les autorités ont maintes fois affirmé que les accords avec l’UE ne concernent que le thon, mais la non-publication des accords amènent les acteurs à douter de la sincérité de cette affirmation. En plus, dans le cas où ce serait vrai, rien ne garantit que les navires se conforment à ce qui est mentionné sur le papier. En effet, des campagnes menées par Greenpeace ont permis de constater que les chalutiers de l’Union européenne, de la Chine comme de la Russie se livrent tous à des fraudes multiples. Tantôt c’est sur le tonnage, tantôt sur la zone d’activité.

Mesures peu dissuasives et presque jamais appliquées

En 2017, en trois semaines de campagne de surveillance dans les eaux du Sénégal, des deux Guinées et de la Sierra Léone, Greenpeace a répertorié 17 bateaux ayant commis des infractions. Les 11 ont été arraisonnés pour divers motifs tels que l’utilisation d’engins prohibés, transbordement illégal, pêche dans une zone interdite…  Des infractions comme la désactivation du Vms (Vessel monitoring system : système de surveillance des navires par satellite) sont très fréquentes. La marine nationale dispose de radars pour surveiller la mer, mais ces appareils ont des limites de vision en termes de distance. A un certain niveau, ce sont les satellites qui doivent prendre le relais. En désactivant le Vms, les chalutiers ne sont plus localisables, ce qui leur permet de se livrer à des activités délictuelles comme la pêche en zone interdite, le transbordement, ou l’utilisation de dispositifs permettant de capturer des poissons de petites tailles pouvant aller jusqu’à 5 centimètres.

Les bateaux russes sont peut-être les plus connus au Sénégal à l’image du Oleg Neydenov, mais ceux de l’Union européenne comme de la Chine se livrent eux aussi à du banditisme en haute mer. Avant la signature des accords de pêche avec l’UE en octobre 2014, des navires de la Lituanie, de la Lettonie, de l’Ukraine ainsi que l’Allemagne ont tous été  identifiés par Greenpeace comme étant parmi les acteurs du pillage des eaux sénégalaises. En mai 2015, l’organisation a sorti un rapport pour démontrer comment les bateaux chinois agissent en Afrique. Ces navires, notamment ceux appartenant à la China national fisherie corporation (Cnfc), sont surtout connus pour la sous-déclaration de leur tonnage brut (Tb). Entre le Sénégal et les deux Guinée, sur les 59 chalutiers de la Cnfc pour lequel Greenpeace a pu collecter des donnés pour l’année 2014, les 44 ont fait une sous-déclaration de leur tonnage. L’organisation estime que de 2000 à 2014, cette compagnie a déclaré aux autorités sénégalaises un tonnage inférieur à 43% par an par navire par rapport à leurs Tb réels. ‘’Rien que pour l’année 2014 (sur 12 bateaux), la Cnfc a dissimulé un total de 1 742 Tb, soit l’équivalent de six grands navires de pêche industrielle d’une capacité de 300 Tb chacun’’, précise le rapport. 

Cette fraude cause un manque à gagner important. Entre 2000 et 2014, le Sénégal a connu une perte de redevance estimé à 371 millions F Cfa par Greenpeace, rien qu’avec la Cnfc. Autorités étatiques et Ong ont d’ailleurs dit et répété plusieurs fois que la pêche Inn (illégale, non déclarée et non règlementée) fait perdre au Sénégal chaque année 150 milliards de F Cfa. Mais plus que cette perte de recettes, ce sont surtout les conséquences alimentaires et environnementales de cette fraude qui doivent inquiéter. Par exemple, un navire doté d’une capacité inférieure à 250 tonnes bruts est autorisé à pêcher jusqu’à 6 ou 7 milles marins de la côte. Par contre, si sa capacité est supérieure à cela, il doit rester dans les limites de 12 milles marins.  En 2014, la Cnfc a fait une déclaration de moins de 200 tonnes pour des navires qui ont plus de 300 tonnes. Ces dinosaures qui devaient  être à 15 milles marins se retrouvent  donc à 6 milles marins de la côte.

Démographie + pollution + surexploitation = tensions sociales

Autrement dit, les ‘’sanctuaires’’ réservés à la pêche artisanale et au repos biologique sont ainsi raclés par ces bateaux-usines. L’écosystème est fragilisé et les filets des pêcheurs artisanaux très souvent détruits. Non seulement l’environnement marin en est sérieusement affecté, mais c’est toute une population de pêcheurs et d’emplois connexes qui sont menacés, sans parler de la sécurité alimentaire, sachant que les captures des bateaux sont transformées à bord ou débarquées loin des pays africains. ‘’Une croissance démographique, plus les changements climatiques, plus la pollution, plus une exploitation irrationnelle des ressources mènent à des tensions sociales et à la catastrophe’’, prévient Ibrahima Cissé de Greenpeace.  Et pourtant, rien n’indique que ça va s’arrêter un jour, puisque les sanctions, en plus de ne pas être assez dissuasives, sont rarement appliquées. En attestent les 17 navires pris en flagrants délits en 2017 par Greenpeace. Quelques mois seulement après le constat, ils ont été à nouveau autorisés à pêcher, sans que les sanctions ne soient prises.

Outre les bateaux-usines battant pavillon étranger, il y en a d’autres qui ne sont sénégalais que de nom, selon Greenpeace. Eux aussi bénéficient de licences du fait de la complicité des autorités et de quelques intermédiaires. Le gain est ainsi double, puisqu’ils bénéficient d’avantages fiscaux tout en étant épargnées des contraintes  légales de leur pays d’origine. L’Aprapam ne comprend pas d’ailleurs que ‘’devant la difficulté d’accès à la sardinelle, les autorités acceptent l’implantation d’usines sur les plages, certaines d’entre elles faisant de la farine de poisson à partir de la sardinelle’’. En tout cas, l’organisation avait déjà alerté de  façon on ne peut plus claire. Si les mesures idoines ne sont pas prises, disait-elle, ‘’le sous-secteur de la pêche artisanale va être confronté sous peu à des difficultés pouvant conduire à des catastrophes’’. La mort de Fallou Sall dans le Nord en est déjà une, et elle n’a pas refroidi les ardeurs des pêcheurs qui ont récidivé à Bissau quelques jours après. Le danger est donc quasi permanent !

BABACAR WILLANE 

 

Section: 
Promovilles
West African Energy
SAINT-LOUIS : FINANCEMENTS INNOVANTS DES OUVRAGES COMMUNS ET D'INTÉRÊT COMMUN : Les organisations de bassins africains se tournent vers les financements durables
SAINT-LOUIS : RENFORCEMENT DE LA NUTRITION : Le PRN2S cible plus de 7 000 enfants et plus de 1 500 femmes
DENSITÉ DE L’ASSURANCE : Le Sénégal très loin derrière la moyenne mondiale
FORMATION DES PPP À DAKAR : Les acteurs de la commande publique renforcent leurs compétences
BNDE
Mégaprojet GTA
Produit intérieur brut (PIB) - ANSD
CRIMINALITÉ ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE EN 2025 : Le Sénégal occupe la 11e place du classement des pays africains
Pétrole et gaz
LE PARI SÉNÉGALAIS DES BRICS : Entre rupture géopolitique et quête de souveraineté économique  
ALLOCATION DE 130 MILLIARDS F CFA POUR LA PROCHAINE CAMPAGNE AGRICOLE Des acteurs du secteur approuvent, mais émettent des réserves
CONFÉRENCE INTERNATIONALE SUR LA FISCALITÉ DE L’ÉCONOMIE NUMÉRIQUE : Un cadre d'échanges sur les pratiques et expériences
SUCCESSION À LA TÊTE DE LA CEDEAO : Diomaye Faye, l'homme de la réconciliation ?
ANSD
EXPLOITATION DU ZIRCON : GCO annonce la réhabilitation de 80 ha de terres  
CONSEIL INTERMINISTÉRIEL SUR LA CAMPAGNE AGRICOLE : Sonko veut réussir, cette fois-ci 
DETTE PUBLIQUE (HORS CADRE LÉGAL), USAGE IRRÉGULIER DE COMPTES DE DÉPÔT AU TRÉSOR… : GMS demande au Parlement de poursuivre Macky pour trahison
GEL DE L'AIDE AMÉRICAINE : Des chercheurs craignent une menace pour l’agriculture au Sénégal