Publié le 23 Jun 2019 - 18:36
ITW - KEYSSI BOUSSO, ADMINISTRATEUR GRAND-THEATRE

 ‘’Pourquoi je ne vais plus aux réunions du ministère de la Culture…’’

 

Administrateur du Grand-théâtre de Dakar, Keyssi Bousso est également maire de la commune de Doumga Lao, dans nord du Sénégal. M. Bousso semble faire passer ses fonctions de maire à celles de patron du Grand-théâtre. Il dit préférer aller auprès des populations de sa commune qui souffrent d’un manque d’eau que de se rendre aux réunions auxquelles, des fois, les chefs de services sont tenus d’assister. Entretien.

 

Il est prévu deux évènements au Grand-théâtre, cette année, de quoi s’agit-il ?

Chaque année, le Grand-théâtre organise un festival, mais de dimension internationale. Cette année, on a décidé de faire venir le ballet Bolchoï, ainsi que Samba Show pour organiser, avec ce dernier, ‘Dakar, capitale du rire’. On veut le faire au mois de décembre prochain. On a déjà pris contact avec les artistes susmentionnés. Il reste juste à finaliser les choses.

Le Grand-théâtre a déjà fait venir au Sénégal le Ballet Béjart, les Moines Shaolin et aujourd’hui vous parlez de Bolchoï. Pourquoi vous n’organisez pas de grands évènements pour les artistes du pays ?

Il est bien de faire jouer ici les groupes sénégalais. Le théâtre, ce n’est pas que de la comédie. Il ne faut pas que les gens pensent que le Grand-théâtre, c’est juste pour les comédiens. Cette infrastructure est pour tout le monde. Je pense qu’autant on peut faire venir le ballet Béjart ou le Bolchoï, autant on peut aller prendre une troupe de Sinthian Maboubé. Ils sont des Sénégalais et doivent pouvoir venir prester ici. Chaque année, on crée une manifestation avec un jeune sénégalais qui s’appelle Samba Kanté. Comme Jamel Debbouze avec son Marrakech du rire, lui peut faire pareil à Dakar. Il y a deux ans, il est venu ici. Le Président les a même reçus et leur a suggéré de faire cela tous les ans, à défaut tous les deux ans. Cette année, c’est le Grand-théâtre même qui va l’appuyer dans cet évènement.

Expliquez-nous pourquoi le Grand-théâtre ne produit que des groupes internationaux, alors qu’il y a du potentiel au niveau national ?

Chaque année, on prend des régions du Sénégal pour faire des choses avec elles. On a organisé ici un plateau pour rendre hommage à Guélaye Aly Fall, un autre pour célébrer le ngoyaan. On a fait des plateaux avec des artistes de la Casamance et on pense à en faire pour ceux de Sédhiou et consort. Pour moi, chaque région doit pouvoir se retrouver dans la programmation du Grand-théâtre. On l’avait déjà commencé, on va continuer à le faire. Qu’est-ce que les gens attendent de nous ? Il faut aussi qu’ils nous proposent des choses. Il ne faut pas que les artistes restent dans leur petite maison et attendent qu’on vienne les chercher. On sait, par exemple, qu’il y a des danseurs ici. Mais il faut s’organiser. Au mois de juillet, on compte rendre hommage à Maurice Béjart. On va faire appel aux ballets sénégalais. Il y aura  toutes les formes de danse et toutes les régions du Sénégal seront représentées. Il y aura de l’ambiance. On va primer le plus beau ballet à la fin et lui organiser une tournée en dehors du Sénégal.

La danse est très présente dans les programmations du Grand-théâtre. Serait-ce lié au fait que vous qui le dirigez êtes un danseur ?

Je dirai oui et non à la fois. Oui, parce que je connais bien le milieu de la danse. J’y ai vécu pendant plus de quarante ans. Donc, il est beaucoup plus facile pour moi de faire venir un ballet que je connais que de faire venir les comédiens. On a fait ici des spectacles avec des groupes sénégalais. Pour moi, aujourd’hui, le principal problème avec les artistes sénégalais est le manque d’organisation. Marouba Fall nous a fait une proposition par exemple sur laquelle nous sommes en train de réfléchir. Les autres pourraient faire cela, s’ils étaient bien organisés. C’est aux comédiens de venir nous voir. Nous n’allons pas aller vers eux. Ils ne peuvent pas rester chez eux à boire du thé et attendre qu’on vienne les en sortir. Non ! Cela ne se passe pas comme çà.

Pourtant dans certaines structures comme celle que vous dirigez, les gens font des appels à projets pour inciter les uns et les autres à venir participer. Qu’est-ce qui vous empêche de faire comme elles ?

Le Grand-théâtre n’est pas spécialement conçu pour les comédiens ou pour les danseurs. C’est pour tout le monde. Comme on dit Grand-théâtre, les gens pensent que c’est pour le théâtre, or tel n’est pas le cas. Autant on peut faire du théâtre ici, autant on peut y tenir un concert de chants religieux.

Pourquoi cette précision, un appel à projets serait pour tous les artistes évidemment ?

Tout le monde sait qu’il peut venir au Grand-théâtre. Pour moi, on n’a pas besoin d’aller à gauche, à droite, au centre pour chercher des artistes. Les gens qui ont des projets dans la danse, la peinture, la musique, etc, viennent ici. Ce n’est pas à nous d’aller vers eux. Nos portes leur sont ouvertes. Ils peuvent venir quand ils veulent. Ce n’est pas à moi ou à la direction de faire des appels à projets. Non ! Ceux qui veulent venir le font. Une fois, quelqu’un m’a reproché de faire du favoritisme ici. Je lui ai répondu que même les doigts d’une même main ne sont pas égaux. On ne peut pas mettre au même pied un Youssou Ndour, un Baaba Maal ou même un Wally Seck et une structure comme Diegui Rails. Ils ne sont même pas comparables. Diegui Rails, quand il organise ici, vend ses billets à 2000 FR CFA. Les autres font des billets à 50 000 FR CFA et même des fois 100 000 FR CFA. Je ne saurais donc les traiter de la même manière au risque de laisser en rade certains. Les artistes de la banlieue sont des Sénégalais et on le droit de venir jouer sur la scène du Grand-théâtre. Je ne vois pas pourquoi je ne leur louerai pas la salle à un million et demander à ceux qui vendent des billets à 50 000 FR CFA et plus de payer plus pour la location. Si c’est cela qu’on appelle faire du favoritisme, je l’assume pleinement.

Concrètement, combien coûte au Grand-théâtre un spectacle comme celui du ballet Béjart ?

Cela dépend… Je ne peux pas vous donner les prix exacts. Je sais seulement que cela coûte cher. On ne peut le faire seul. Il nous faut le soutien du ministère de la Culture et de la Présidence. Pour faire venir le ballet Béjart, le Président nous avait beaucoup appuyés. Il était même venu. Ce ne sont pas des spectacles de Thilogne ou bien de Doumga Lao. Ce sont des spectacles qui viennent d’ailleurs. On doit aussi demander de l’aide. On ne peut pas puiser toutes les ressources du Grand-théâtre pour faire juste un spectacle.

Des artistes vous reprochent de ne pas avoir une programmation fournie, alors que vous avez un budget de 700 millions par an. Que leur répondez-vous ?

Je pense que 700 millions, c’est trop petit. On devrait pouvoir avoir un milliard. Pourquoi pas ? Tous ces artistes qui en parlent ont bénéficié des largesses du Grand-théâtre. Tous ceux qui crient là, ils viennent après pleurnicher ici et on les aide. Au lieu de payer 3 millions 500 mille FR CFA, ils paient un million 500 mille ou deux millions de FR CFA. Tous sans exception l’ont fait. Il n’y a pas un seul artiste qui est venu ici et qu’on n’a pas aidé. On peut bien boire son thé, manger son ‘’lakh’’ et après dire ce que l’on veut. Ce n’est pas grave.

Cela signifie qu’aucun des artistes ayant presté au Grand-théâtre n’a déboursé 3 millions 500 FR CFA pour la location de la salle ?

Il n’y a pas un seul qui a payé autant. Aucun ! Le plus fort prix payé est de 2 millions 500 mille FR CFA hors taxe. Ceux qui ont payé les TTC, ce n’est pas pour le Grand-théâtre. La location de la salle c’est 5 millions 900 mille FR CFA. Il n’y a aucun artiste qui a autant payé. Aucun musicien n’a payé 5 millions de FR CFA. Personne ! Je pense que seuls les gens qui viennent de l’Europe ont autant déboursé. Les artistes sénégalais-là qui disent que le Grand-théâtre coûte cher, ils doivent savoir ce qu’ils veulent. Ils font des billets à 20 mille FR CFA pour 1800 places et ne veulent pas payer. On a des charges nous. L’électricité du Grand-théâtre, c’est 15 à 16 millions. Ils veulent aussi que les lieux soient propres. Il y a des structures ici au Sénégal que je ne veux pas nommer, quand on entre dans leurs toilettes, on ne peut même pas y rester deux minutes. Ici, on peut boire du thé dans les toilettes. S’ils souhaitent prester dans des lieux de haute facture, ils n’ont qu’à mettre le prix. Sinon, ils peuvent toujours venir chez moi là-bas à Doumga Lao, je leur donne un espace gratuitement. Je vais même tuer des chèvres et des moutons pour eux.

Vous louez de plus en plus l’esplanade pour les spectacles des artistes. Le voisinage dit que vous les dérangez. En êtes-vous conscient ?

Moi, je pense franchement qu’il y a des gens qui aiment parler pour parler. Ce n’est pas tous les jours qu’on organise sur l’esplanade un spectacle. On peut rester six mois sans en faire un seul. Et les mêmes gens qui parlent, ce sont leurs enfants qui viennent assister au spectacle. Ils parlent pour ne rien dire. Je pense que le Grand-théâtre fait tout son possible pour respecter les normes établies. On a une autorisation du sous-préfet. On est dans les règles. A gauche du Grand-théâtre, il n’y a même pas d’habitations. De manière générale, il n’y a même pas beaucoup d’habitations aux alentours du Grand-théâtre. Les gens parlent pour le simple plaisir de parler. Je suis vraiment désolé.

Techniquement, il est possible de diminuer la pollution sonore. Pourquoi vous ne le faites pas, pour respecter la quiétude du voisinage, même si c’est tous les 6 mois que vous les dérangez ?

Si c’est possible, on le fera. N’oubliez pas que c’est en plein air aussi.

Un technicien assure qu’il est possible de faire des rappels pour contenir le son juste dans l’espace du concert

Vous nous l’apprenez. Je n’ai jamais su cela. On va maintenant faire attention à cela. Je vais voir avec mes techniciens, s’ils sont capables de faire cela et ou envoyez-nous votre technicien. Je ne savais vraiment pas cela. C’est la première fois et c’est un messie ce technicien. Si on peut le faire et ne pas déranger les autres, on le fera.

Vous avez parlé d’un soutien du ministère de la Culture. Vous êtes toujours sous sa tutelle ?

On est toujours sous la tutelle du ministère de la Culture, malgré le changement de statut du Grand-théâtre. On est juste un peu plus indépendant. On est avec le ministère de la Culture. On reste une entité du ministère comme Sorano et les autres. Il n’y a pas de problèmes. Il ne faut pas compliquer les choses.

Pourquoi, on ne vous voit pas aux rencontres importantes auxquelles les chefs de service sont tenus de prendre part ?

J’ai autre chose à faire. Je suis maire d’une commune. Je ne vais pas laisser mes gens mourir de soif et aller à des réunions boire de l’eau minérale. Non, je ne le ferai pas. Si c’est pour cela, je n’y vais pas. Pourquoi devrais-je aller à une réunion du ministère de la Culture, quand on me dit qu’il y a un forage en panne dans ma commune. Je ne me vois pas être là, à me pavaner avec des bouteilles d’eau minérale. Je préfère aller boire l’eau du fleuve là. Cela est plus important pour moi, parce que toute ma famille est en train de mourir de soif.

Vous êtes en effet le maire de Doumga Lao, qu’est-ce qui explique ce manque d’eau ?

Depuis presque 5 ans, ma commune souffre. Il n’y a pas d’eau. Quand on quitte Yaré Lao pour aller à Aéré Lao, c’est 60 km. Il n’y a même pas deux forages sur ce tronçon. Le forage d’Aéré Lao date de 1956. Quand on quitte Doumga pour aller dans certains des villages environnants, on ne trouve qu’un forage. Il y a de petits forages et parfois même sans château d’eau. Tous les forages sont en panne. Franchement, les gens de ma localité souffrent. J’ai peur, dès fois, d’y aller. Les Chinois ont construit un forage à Diouba, il y a à peu près 5 ans. Un beau matin, la machine s’est arrêtée et il n’y a plus d’eau. Il faut 35 millions de FR CFA pour le réparer. Aujourd’hui, j’ai honte. J’en ai parlé, j’ai créé, malgré tout la situation persiste. Je ne sais plus quoi faire pour que les gens m’entendent. Les gens de ces localités souffrent. J’ai honte d’aller à Dungalaw. Les hommes boivent avec les chèvres, parce qu’on peut marcher sur plus de 20 kilomètres sans trouver de l’eau. Vous trouvez cela normal ?

A quoi a servi alors le PUDC dans le nord du Sénégal ?

Des choses sont faites. Il ne faut pas dire que le Président n’a rien fait. Il a fait construire plus de 600 forages. Je parle de ma commune-là. Les autres en ont peut-être. Moi, je n’en ai pas. Il m’a fait construire 3 forages. Je suis venu moi-même le voir et lui dire que je voulais qu’on me construise 5 forages dans ma commune. Il m’a dit que c’était trop et m’a promis d’en faire faire 2. Ce qui est en train d’être fait. Ce qu’il m’avait promis, il l’a fait. On veut plus. Doumga Lao est la seule commune qui a soif.

Ne serait-ce pas parce que dans les autres communes de cette partie du pays, la diaspora se cotise et cherche des financements extérieurs ?

Ne me parlez pas de la diaspora. Moi, je suis de la diaspora. C’est juste des blablas. La diaspora ne peut rien faire. Elle peut envoyer la dépense quotidienne pour la maison, mais elle ne peut construire de forages pour un village. Je suis désolé. Les forages coûtent entre 50 et 100 millions FR CFA. Je suis de la diaspora, encore une fois. Celui qui est le mieux payé, il a 1500 euros. Avec cela, on paie 600 euros en location et après toutes les dépenses on se retrouve à la fin avec 100 euros. Moi, j’ai passé 36 ans là-bas. Je sais ce qui s’y passe.

Les gens de la diaspora peuvent venir ici, mettre des cravates, mais aucun d’entre eux ne peut construire de forage chez lui. Maintenant, les associations peuvent faire des demandes. Ce que je peux dire est que Dungalaw a soif. Keyssi Bousso a soif. Les gens qui veulent nous aider peuvent mettre des forages dans la commune. Moi, je n’ai pas besoin d’école pour le moment ni de dispensaire. J’ai besoin que les gens puissent boire. Si on a soif, on ne peut même pas étudier. J’ai vu des instituteurs dans le département de Podor, dans la commune de Dungalaw qui fuient et laissent les classes, parce qu’il n’y a pas d’eau. J’ai vu des cases de santé construites et vides, parce que l’infirmier refuse de venir, car il n’y a pas d’eau là-bas.

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