Publié le 12 Mar 2022 - 00:22
EL HADJ DAOUDA WANE GUÈYE (COORDINATEUR DU CENTRE DE PÊCHE DE MISSIRAH)

“Avec l’exploitation du pétrole, nos embarcations vont céder un grand espace”

 

Dans le cadre de la présentation du rapport de l’Initiative et la transparence dans les industries extractives (ITIE), le Comité national de ladite organisation dirigée par le ministre d’Etat Awa Marie Coll Seck, s’était rendu à Fatick. En marge de cette importante activité, “EnQuête” s’est entretenu avec le coordinateur du centre de pêche de Missirah depuis novembre 2018, El Hadj Daouda Wane Guèye. Une occasion pour l’ingénieur de pêche de passer en revue les principales difficultés auxquelles le centre est confronté : rareté du poisson, routes défaillantes, manque de conservation des produits, etc.

 

Quelles sont les difficultés auxquelles vous faites face ici à Missirah, dans le secteur de la pêche ?

Les difficultés qu’il y a aujourd’hui dans  le secteur de la pêche ici sont pratiquement les mêmes que nous retrouvons sur le plan national. Nos soucis sont la rareté des produits. Nous avons une production en petits pélagiques. Pourtant, dès le début de la création du centre, les gens que nous avons interrogés ici nous ont dit qu'ils ne connaissaient pas les petits pélagiques. Il n’y avait que des poissons nobles qui étaient débarqués. Et quand on voit les statistiques dentant, ça tourne autour de 200 à 250 t le mois en poissons nobles. Maintenant on a presque cette même quantité voire plus, mais en petits pélagiques. Ça peut avoisiner les 900 t/mois en période de campagne. La rareté de bon poisson c’est dû au changement climatique qui est une réalité patente. En plus de cela, la pression de la ressource est énorme. On a un parc de plus de 500 embarcations qui partent chaque jour en mer.  Au plan national on a plus de 27 000 pirogues. Les sorties journalières vont tourner autour de  15 000 à 25 000 pirogues. Ça, c’est énorme. La production nationale avoisine les 500 000 t. La part de la production artisanale tourne autour de 85% de ces 500 mille t en moyenne.

Le pétrole sera exploité en 2023 au Sénégal. Sangomar est proche de Missirah. Craignez-vous que cela aggrave la situation du secteur de la pêche ?

Avec l’exploitation du pétrole, nos embarcations vont céder un grand espace. Cette exploitation va se faire en haute mer. Ça va moins impacter ce qui se passe sur le plan côtier parce qu’en général les gens travaillent sur les sources d'eau douce. Ils n’atteignent pas les profondeurs, certes. Mais le problème c’est que ce sont des résidus qui vont rester dans l’eau. Et ça peut affecter les poissons qui s’y trouvent.  L’autre impact c’est que les exploitants vont éclairer une très grande zone. Là, le risque c’est que le poisson saura qu’il ne sera pas pêché  dans cette zone-là. Il saura que dans cet espace, il sera à l'abri des filets. Donc, ça va constituer une sorte de ‘protection’ (cachette) pour le poisson. Ainsi, ça sera une zone de reproduction, d’habitat. Et malheureusement, les poissons vont inhaler quelques pertes de gaz, de carburant, de pétrole. Cela va peut-être les affecter. Le niveau que cela va atteindre, nous ne savons pas.  Les scientifiques  vont peut-être apprécier. Nous espérons qu’avant les démarrages (de l’exploitation du pétrole), nous verrons l’état des lieux, regarder le niveau de contamination de ces animaux-là. Et s’ils ne sont pas contaminés au début, nous souhaitons, après le démarrage, que des laboratoires nous accompagnent pour au moins nous rassurer qu’il n’y a pas de risque de consommation de ces poissons.

Qu’est-ce que vous proposez pour anticiper les éventuels problèmes ?

Qu’on nous accompagne en prenant en charge toutes les analyses. Parce qu’il y aura des prélèvements semestriels, mensuels, quotidiens. Et ça va nous permettre d’apprécier le niveau d’alerte qu’il y aura. Ainsi, nous pourrons comprendre ce qui se passe réellement avec les hydrocarbures. Il nous faut l’avis des scientifiques.

Votre centre de pêche a joué un rôle prépondérant dans le développement du secteur et l’accompagnement des femmes. Est-ce qu’aujourd’hui vous avez les moyens de votre politique ?

Malheureusement, nous n’avons pas ces moyens-là. L’expertise est là, mais il est impossible de demander aux femmes d’arrêter leur gagne-pain pour venir au centre faire une formation sans qu’elles aient quelque chose à laisser à la maison.  Maintenant,  nous nous déplaçons quand elles ont du travail ; nous les assistons sur les bonnes pratiques. Nous faisons de notre mieux dans l’accompagnement. Et elles comprennent ce qu’on leur dit. Sur le cadre organisationnel, elles sont en train de se formaliser depuis très longtemps. C’est entre 2019 et 2020 qu’elles ont mis en place l’Union locale qui leur permet aujourd’hui de parler d’une seule voix.

Votre centre a été inauguré en 1989. Est-ce qu’aujourd’hui tous les services fonctionnent ?

Moi je l’ai trouvé dans une situation où il y avait un personnel bien fourni (des agents de pêche). Aujourd’hui, je suis le seul agent de l’administration qui est là. Alors qu'auparavant, chaque section (armement, comptabilité, etc.,)  était gérée par un fonctionnaire de l’Etat. Les autres qui sont là sont des contractuels qui sont au nombre de  deux. Avant que je vienne, ils étaient 6. Les quatre sont partis à la retraite. Au début, nous avions 15 embarcations. Nous avons perdu l’une en Gambie pour fraude imputée à un capitaine qui était ici. Elle a pris feu là-bas.

Pour les 14 restantes, il n'y en a que huit qui sont opérationnelles. Nous les mettons à la disposition des acteurs de la pêche. Parmi les embarcations (pirogues en fibre de verre offertes en 1989 par le Japon) non fonctionnelles, deux sont de grande taille (18 m). Elles consomment beaucoup de carburant. Elles sont à Missirah depuis 2000. Nous nous ne pouvons pas s’aventurer à les mettre dans l’eau n’importe comment parce que c’est des pirogues que certaines personnes peuvent utiliser pour la l’immigration irrégulière. C’est pourquoi on les a mis un peu à l’écart. S’il y a quelqu’un qui veut les prendre, il doit nous présenter sa liste d’équipage et sa liste d’équipage. Et les techniciens qui sont ici doivent connaître les pêcheurs pour qu’on libère l’embarcation.  

Vos chambres froides sont-elles fonctionnelles ?

Elles ne le sont pas. Elles sont au nombre de deux, et ont de petites capacités. Mais l’essentiel, c’est la fabrique de glace. Elle est tombée en panne depuis très longtemps. Ici à Missirah, on nous vend de la glace de Mbour transportées par des camions. Ils font trois jours pour écouler toute la production. Kaolack et Fatick n’ont pas de chambre froide. C’est pourquoi nous sommes obligés d’aller jusqu’ à Mbour, pour les stocker ici à Missirah. Ça c’est un problème. Ça nous coûte très cher. Ça impacte sur les prix. 

Est-ce que c’est des barres de glace ?

Non. C’est des glaces en écaille.  Elle est vendue par bac de 40 kg à 2 000 F CFA.

Les femmes réclament aussi des routes…

Aujourd’hui, pour un développement inclusif, il faut au moins mobiliser toutes les voies de communication. Si on pouvait avoir un TER ici à Missirah, ça serait formidable. La piste qui est là a été faite depuis très longtemps. Il faut qu’elle soit remise en neuf. Parce que jusqu’à présent nous avons des problèmes d’écoulement. Les voitures frigorifiques préfèrent aller voir ailleurs. Nous avions 5 camions frigorifiques, mais ils sont tombés en panne. Nous avions trois autres mono-cabines. Mais c’est des épaves que j’ai trouvées ici. Le mareyage  frais est important à Missirah. Vers 19h-20h, 80 à 100 moto-Jakarta et une trentaine de mono-cabines viennent chaque jour pour transporter le poisson. Ce sont des voitures qui viennent de la Gambie.

Avez-vous évalué le manque à gagner lié à ces problèmes ?

Le manque à gagner est énorme. Des fois, le coût du bac à glace est trop élevé ; les pêcheurs préfèrent alors rejeter le restant du produit dans l’eau.  Il arrive qu’ils jettent presque dix embarcations. Nous n’avons pas d’embarcations alors que nous pouvons avoir 300 pirogues par jour qui débarquent ici.

La pisciculture n’est-elle pas développée ici ? 

Il y a une équipe de trois à quatre personnes qui ont été formées à Richard-Toll. Mais l’aquaculture est une technique nouvelle. Elles ne  connaissent pas réellement cette activité. Celle-ci demande beaucoup de main d’œuvre. Nous avons également un problème d’écloserie qui permet d’avoir des juvéniles et lancer la production. Et au Sénégal, nous avons une difficulté  pour avoir un aliment adéquat pour nourrir les poissons. Ce qui est préférable, c’est d’avoir un aliment flottant pour ne pas abîmer le sous-sol et autres. Mais ce que nous avons, c’est de l’aliment coulant (fait de façon artisanal). Ça peut même tuer le poisson. Il y a beaucoup de choses à maîtriser. L’aquaculture, ce n’est pas seulement une question de femme. Il faut aussi former les jeunes. C’est un métier très rentable. En général, les gens nous parlent de problèmes de temps. Mais ils ne comprennent pas ce qu’ils sont en train de pêcher : la biologie du poisson, sa durée de vie, etc. C’est cette difficulté-là qui plombe le secteur de la pêche.

Et on donne au CLPA (Conseil local de pêche artisanal) la prérogative de gérer les ressources halieutiques en collaboration avec l’administration des pêches, mais c’est un problème. Il nous faut évaluer les CLPA, voir ce qu’ils ont apporté depuis leur création jusqu’à maintenant. Ça nous permettra de  regarder si c’est une bonne formule ou pas.  Toutes les mauvaises pratiques sont en train d’être effectuées par des acteurs de la pêche à qui l’Etat à confier la gestion des ressources. D’ailleurs, pour moi, la transformation c’est un secteur en voie de disparition, vu toutes les difficultés que nous rencontrons : changement climatique, cherté du poisson, etc. Parce qu’à un certain niveau, on ne pourra pas se permettre de se transformer.

BABACAR SY SEYE (ENVOYE SPECIAL)

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