Publié le 30 May 2019 - 20:43
AMADOU ELIMANE KANE (ÉCRIVAIN, POÈTE ET ÉDITEUR)

“Je cherche à ce que notre histoire ne soit plus l’affaire des autres’’

 

Amadou Elimane Kane est un écrivain, poète et éditeur sénégalais. Il est le créateur des éditions Lettres de Renaissances. Cet auteur a une approche particulière. L’essentiel de ses textes tournent autour de la renaissance africaine et de l’histoire africaine. Pourquoi ? Il y répond dans cet entretien accordé à ‘’EnQuête’’, de retour d’une saison passée en résidence artistique et culturelle en milieu scolaire, pour l’académie de Paris. Cette immersion créative, longue de sept mois, lui a permis de mettre en œuvre sa vision poétique au service de l’éducation. À cette occasion, il publie ses travaux avec les élèves et les enseignants dans un nouveau livre intitulé ‘’Dire le monde en poésie – S’initier à l’oralité’’, aux éditions Lettres de Renaissances.

 

Pourquoi avoir créé une maison d’édition ?

En créant les éditions Lettres de Renaissances en 2013 à Paris et à Dakar, je voulais montrer que nous  étions capables d’offrir un catalogue de littérature africaine contemporaine en toute indépendance. Et dans le but de publier nos écrits en toute liberté. Cette activité fait partie de mon engagement en faveur de la renaissance africaine, car pour valoriser notre culture, nous devons laisser des traces. Je voulais aussi permettre à des auteurs africains de montrer leur création. Notre seule exigence est l’esthétique littéraire ou encore l’intérêt de la thématique proposée qui entre en résonnance avec le patrimoine culturel africain. En tant que poète écrivain, j’ai ouvert le catalogue, en publiant plusieurs titres, mais rapidement nous avons publié plusieurs auteurs dans différents genres littéraires (théâtre, poésie, essai, roman). Nous avons créé un système coopératif, en accord avec les auteurs et en unissant nos réseaux pour rayonner le plus possible et pour permettre de rendre visible la littérature africaine contemporaine. Nous fonctionnons en toute indépendance, avec nos propres fonds et les ventes que nous effectuons.

Vos écrits tournent pour l’essentiel autour de la renaissance africaine. Qu’est-ce qui vous attire tant dans ce concept ?

Pour moi, l’acte le plus important est celui de contribuer à la réécriture du récit africain. Cela fait partie de mes engagements, de ce que je suis et de ce que je défends depuis trente ans. Par mes voyages et mes déplacements, je me rends compte qu’il y a encore beaucoup à faire pour valoriser notre culture et notre altérité. J’ai vécu aux Antilles, mais surtout en France, et la question culturelle africaine est souvent encore dévoyée. En tant qu’enseignant même, je défends ce que j’appelle ‘’la justice cognitive’’, une démarche qui consiste à prendre en compte les trajectoires plurielles et toutes les variations de l’héritage historique. Et la pensée africaine est très présente, partout dans le monde.

C’est vrai, vous avez raison, tout ce qui anime mes écrits est la pensée panafricaine. Tout ce que j’écris se retrouve autour de la prise en compte des valeurs culturelles africaines. Car la renaissance africaine passe par la réhabilitation de notre patrimoine historique, culturel et social. Notre civilisation a subi des génocides, probablement les plus longs de l’histoire. Donc, c’est à nous de le dire et de rétablir la vérité. Je sais que nous sommes les bâtisseurs de la terre et je continue de lutter contre les usurpateurs de notre conscience historique, les marchands de famine, de guerres et de génocides. J’ai beaucoup étudié les pères fondateurs du panafricanisme et je trouve cette cause juste, car elle remet en jeu, d’une certaine manière, la question de la pensée unique qui est une uniformisation du monde qui est dérangeante et dangereuse. Cela peut paraître naïf, mais je crois profondément que, si nous retrouvons notre propre langue, notre propre musique, sans chercher à imiter, nous sortirons de l’impasse économique et sociale dans laquelle nous nous trouvons.

Vous avez revisité, à votre manière, quelques grands ouvrages africains comme ‘’Une si longue lettre’’ devenu, sous votre plume, ‘’Une si longue parole’’. Qu’avez-vous voulu montrer à travers les histoires racontées dans ces romans ?

Les titres que je revisite sont des clins d’œil au patrimoine littéraire africain. Je construis toujours mes récits en trilogie, avec, en tête, une série assez longue qui me permet d’aborder plusieurs sujets : l’exil et la trahison dans ‘’L’ami dont l’aventure n’est pas ambigüe’’ et l’héritage et la transmission éducationnelle dans ‘’Les soleils de nos libertés’’.

J’essaie toujours de créer plusieurs voix pour étendre mon propos. Avec ‘’Une si longue parole’’, je voulais une voix unique et féminine, comme un hymne de créativité et d’espoir. Fatimata est la seule héroïne du récit, c’est par sa voix construite au ‘’je’’, par ses sentiments que nous suivons son destin et ses choix. Je voulais construire un personnage dense, complet, en lui laissant tout le fil du récit, qu’il n’y ait pas de rupture entre sa parole et les évènements qu’elle traverse. Elle est devenue pour moi une incarnation réelle du combat pour la justice. Elle appartient au panthéon de mes personnages, au même titre que Mariam Asta ou Nabou Diallo dans ‘’L’ami dont l’aventure n’est pas ambigüe’’.

Ce sont, pour moi, des personnages majeurs de la trilogie romanesque. À travers les références historiques et culturelles africaines, je voulais rappeler, pour laisser des traces de notre mémoire, que ce l’on nous propose aujourd’hui comme modèle de société ne correspond à rien de nos valeurs de justice, d’équité et d’harmonie. L’Almaamiyat de Ceerno Souleymane Ball évoqué dans ‘’Une si longue parole’’ devrait être porté comme le symbole des valeurs qui sont les nôtres et que nous devons absolument défendre pour conduire un changement pour la renaissance, la créativité et l’intégrité. À travers l’histoire de Fatimata, je cherche toujours à dénoncer la traitrise morale, la faillite du système politique, l’absence d’éthique, la corruption, la médiocrité ambiante du pays qui ne permettent plus l’harmonie et l’espérance.

Vous revisitez souvent, dans vos ouvrages, des tranches de l’histoire africaine. Que cherchez-vous à montrer ou à démontrer ?

Ce que j’ai dit précédemment, à rétablir la réalité africaine. Je cherche à ce que notre histoire ne soit plus l’affaire des autres, sans écarter pour autant les échanges culturels que chaque civilisation connaît. À travers les genres littéraires que j’explore, je m’attache à parler de la culture africaine comme un outil de compréhension de l’humain. C’est l’occasion aussi, pour moi, de rétablir un certain nombre de vérités concernant notre historicité, nos luttes, nos sensibilités plurielles, notre créativité et notre imaginaire propre. Ce que je revendique, c’est l’altérité des cultures. Une civilisation n’existe que par rapport aux unes et aux autres. Il n’existe pas de pensée unique qui serait la seule réponse au monde. Il existe des mouvements pluriels qui éclairent toute l’humanité dans des va-et-vient permanents. Et si la différenciation culturelle existe, la conscience humaine est-elle très commune à l’ensemble des individus qui se rassemblent autour des valeurs fondatrices de l’humanité.

Poète, vous avez dédié beaucoup de textes aux femmes. Comment vous sentez-vous face à toutes les agressions dont sont actuellement victimes des Sénégalaises ?

En effet, j’ai beaucoup écrit sur les femmes, car elles sont, pour moi, le cœur de nos sociétés et elles incarnent la créativité qui est la nôtre. Rappelons-nous que, dans nos valeurs, la société africaine est matrilinéaire. Et les femmes étaient et sont, toujours, au centre de notre organisation sociale. Dans ‘’Le Songe des Flamboyants de la Renaissance’’, un recueil que j’ai dédié à toutes les femmes qui portent les flambeaux de l’humanité, j’ai écrit plusieurs textes sur les reines historiques d’Afrique et leur combat. J’évoque l’histoire des femmes africaines, la reine Ndatté Yalla du Walo, sa sœur Djombött Mbodj, le sacrifice des femmes de Nder qui ont préféré mourir que de se soumettre. Je parle aussi de la princesse Yennenga, de la reine Zingha, de la reine Pokou car, pour moi, toutes ces femmes sont le symbole de nos valeurs de justice et de dignité. Et aussi pour ce recueil, trois femmes écrivaines ont apporté leur contribution, leur analyse littéraire et j’en suis très fier, car ce sont des grandes dames de la littérature : Aminata Sow Fall, Ramatoulaye Diagne Mbengue et Marie-Louise Diouf-Sall.

Pour les agressions envers les femmes qui se multiplient en ce moment au Sénégal, je suis tout simplement horrifié. La violence envers les femmes est malheureusement une réalité qui est peut-être la conséquence de notre société exsangue et sans repères solides. Je vois bien la misère qui grandit de plus en plus dans les rues de Dakar et cela produit de grandes catastrophes humaines. Pour rester dans l’art, je pense en ce moment à Mati Diop, notre jeune cinéaste franco-sénégalaise, nièce du grand Djibril Diop Mambéty et fille de Wasis Diop, qui vient de recevoir le Grand Prix du festival de Cannes pour son film ‘’Atlantique’’, un film qui évoque cette misère, la précarité de la population sénégalaise et la désespérance de la jeunesse qui s’embarque sur les pirogues, faute de mieux. L’élite continue d’ignorer ces questions extrêmement graves et je suis révolté par le mépris qu’elle affiche. En tout cas, je suis heureux de la distinction qu’a reçue Mati Diop et je pense à Djibril Diop Mambéty qui disait : ‘’Le cinéma a la chance d’avoir l’Afrique pour penser au futur.’’ Alors restons résolument optimiste !

BIGUE BOB

 

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