Publié le 12 Nov 2020 - 20:50
CHANGEMENTS CLIMATIQUES, CONDITIONS EXTREMES EN MER…

L’aventure des pirogues, un suicide collectif

 

L’ambition des jeunes Sénégalais, en manque d’avenir dans leur pays, ne s’accorde aucune limite dans la quête d’une vie meilleure en Europe. Toutefois, quelques succès dans l’objectif à atteindre ne doivent pas occulter la mort certaine qui tend ses bras aux aventuriers des pirogues vers l’Espagne. Notamment, à cette période de l’année où le risque cyclonique est important dans l’océan Atlantique.

    

L’émigration irrégulière a connu une recrudescence au Sénégal. Dans les 15 derniers jours, plus d’une dizaine de pirogues ont tenté de rejoindre les îles Canaries en Espagne, avec son lot de drames. Si le gouvernement du Sénégal se garde de reconnaître les centaines de morts évoqués dans la presse, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) assure, quant à elle, qu’au moins 140 personnes ont perdu la vie dans le chavirement de deux pirogues, la semaine dernière. Autant les motivations de ces migrants ne peuvent nullement justifier l’entreprise d’une telle aventure, autant le danger qu’ils affrontent n’en vaut pas la peine.

Le risque dépend souvent de l'état des navires et des compétences des équipages et de la dangerosité des produits transportés. Beaucoup de ces cas de figures ont été rapportés par les rescapés des pirogues qui ont récemment sombré et rebroussé chemin. Une pirogue a vu son moteur exploser au contact du carburant qui l’approvisionnait. Une autre a heurté un patrouilleur de la marine sénégalaise avant de se renverser.

Les risques liés à la mer concernent aussi des dangers naturels et relativement prévisibles (tempête, houle dangereuse) ou imprévisibles (tsunami, collision avec objet flottant ou semi-submergé…). Ils sont aussi anthropiques (collision avec sous-marin, autre navire, épave, contact avec mine ou munitions immergées).

Aujourd’hui, les plus grands dangers sur la route de ces migrants sont les conditions climatiques en mer. Camille Parrain, dans sa thèse de doctorat ‘’Territorialisation des espaces océaniques hauturiers. L’apport de la navigation à voile dans l’océan Atlantique’’, soutenue à l’université de la Rochelle, explique le phénomène qui a cours à cette période de l’année sur l’océan Atlantique. ‘’De septembre à novembre, le risque cyclonique de l’Atlantique Nord augmente, car dans l’Atlantique Sud, de juin à novembre, les vents alizés de Sud-Est remontent dans l’hémisphère Nord. Ce mouvement lié à la mousson du Sud-Ouest aura pour conséquence l’amorce de la saison cyclonique (Clarke, 2005, p.40). (…) On assiste à une augmentation des coups de vent’’.

Plus loin, le géographe poursuit : ‘’L’Atlantique Nord connaît une période de risques importants comprise entre juin et novembre. Les cyclones peuvent se former au niveau du Cap-Vert, alors en état de dépression tropicale, et se dirigent vers l’Ouest à une vitesse de 10 à 20 nœuds puis évoluent du stade de dépression à celui de tempête tropicale et enfin à celui d’ouragans, au fur et à mesure de leur avancée à l’Ouest, car ils s’alimentent sur l’océan.’’

De plus, avertit-elle : ‘’Le risque cyclonique est certainement le paramètre fondamental à prendre en compte avant toute traversée de l’Atlantique Nord. A l’époque actuelle, les navigateurs possèdent des moyens d’information et de communication leur conseillant la conduite à tenir pour s’en protéger et leur permettant de recevoir les prévisions météorologiques les avertissant du risque cyclonique.’’

Dans le même sillage, le président du Conseil départemental de Mbour sonne l’alarme. Il a convoqué une conférence de presse pour attirer l’attention sur ce danger qui guette les candidats à l’émigration. ‘’Le problème est que ces temps derniers, il y a une vague de départs de jeunes par les pirogues qui, par la grâce de Dieu, sont arrivés sains et saufs en Espagne, parce qu’ils avaient rencontré un temps clément, car c'était la fin de l'été. Une fois arrivés, ils ont invité leurs amis restés ici à s'aventurer dans ce voyage périlleux, parce que la route n'est pas meurtrière’’. Or, explique-t-il, ‘’cette vérité des précédentes semaines n’est plus valable, car actuellement, en Europe, on est entré en hiver. Tout le monde sait que dès que l'hiver s'installe, la mer devient houleuse, impraticable. Donc, prendre des pirogues en bois, faire cinq à six jours en mer, plus de 5 000 km pour aller en Europe, c’est du suicide. Je demande à cette jeunesse-là de prendre conscience de cela’’.

Ce qu’il dit est d’autant plus vrai que les confessions de migrants dont l’aventure a tourné court racontent des drames effroyables. Au quartier Diakhao, dans la commune de Thiès-Nord, où 306 jeunes ont essayé de gagner les côtes espagnoles la semaine dernière, sur une seule pirogue, un jeune raconte les paramètres naturels qui les ont empêchés d’atteindre leur but : ‘’Nous étions à 50 km de l’Espagne, au large des côtes marocaines. Tenaillés par la faim, le froid et surtout la fatigue, nous avons lutté toute une nuit contre des vagues qui nous empêchaient de progresser. Face aux événements contraires, nous avons dû abandonner.’’ Ils ont rebroussé chemin et ont pu accoster au Sénégal.  

Balla Faye, un rescapé, la vingtaine, plongeur de son état, fait partie de l’équipage d’une pirogue qui a accosté en Mauritanie, le samedi 31 octobre. Il raconte : ‘’Nous avions dormi toute la nuit. Au réveil, nous avons constaté que notre capitaine n’était plus avec nous, qu’il est tombé dans l’eau avec le GPS.’’

Après ce coup dur, ‘’d’autres, poursuit-il, ont pris sa place pour conduire la pirogue sans le GPS, et c’était trop dur. Certains ont décidé d’aller en direction du Maroc, mais il y avait beaucoup de vent et nous avons décidé de prendre la direction de la Mauritanie, sur conseil de membres d’un bateau rencontré en mer’’. ‘’Nous avons navigué pendant quatre jours avant d’atteindre les côtes mauritaniennes, par un froid glacial, alors que toute notre nourriture était finie’’.

Il termine, en larmes : ‘’Ce voyage est un suicide. S’il y a un voyage, ce sera par avion et non par la mer (ses larmes coulent). La voie maritime n’est pas la meilleure. J’ai payé 400 000 F CFA pour récolter ce calvaire et perdre des vies humaines.’’

A Mbour, Waly Mbaye, Ousseynou Diop, Talla Sène, Assane Guèye, Arona Mbaye au quartier Golf ; Abdou Akim Gaye au quartier Résidence et Amadou Ndiaye, Daouda Ndour au quartier Téfess sont identifiés parmi les victimes en mer, ces derniers jours. Avec eux, d’autres jeunes du même quartier ont péri dans l’océan, en partance pour l’Europe. Au moins une dizaine de personnes qui se trouvaient dans la pirogue qui a échoué au large de Nouakchott, jeudi 29 octobre, ont perdu la vie dans le phénomène communément appelé ‘’Mbeukk mi’’.

A ce bilan macabre, s’ajoutent les nombreuses familles qui attendent des nouvelles de leurs enfants lancés dans la même aventure périlleuse.

On le voit, l’aventure de l’émigration par des pirogues vire aussi au drame. Le rescapé de Thiès renseigne de l’erreur que commettent beaucoup de migrants n’ayant pas l’expérience de marins : ‘’Au bout de trois jours, nos provisions étaient déjà finies. Nous n’avions rien à nous mettre sous la dent. Tout le groupe est resté quatre jours sans manger, ni boire. On ne buvait que l’eau de mer.’’ Cette dernière action, au lieu de désaltérer, provoque bien au contraire une déshydratation du corps humain. 

En effet, ‘’l’eau de mer contient 35 g de sel par litre, alors que nos besoins ne s’élèvent qu’à 9 g par jour’’, peut-on lire sur le site de Marimer des laboratoires Gilbert. Donc, ‘’si on ne boit que de l’eau de mer (cas de naufragés sans ressources) ou trop d’eau de mer, notre corps va éliminer le sel en excédent et se déshydrater’’.

LAMINE DIOUF

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