Publié le 6 Apr 2016 - 21:43
LAC ROSE

Quand l’argent prend le goût du sel

 

Au Lac Rose, situé à 30 km de Dakar, la filière du sel fait vivre près de deux mille âmes dont une forte population de femmes. Dans des conditions sociales peu enviables 

 

Divorcée, mère de trois enfants, Daba, la cinquantaine près, allure déterminée, travaille dans le sel depuis plus de 20 ans. Un baquet en plastique en équilibre fragile sur la tête, elle slalome entre les dunes de sel étalées à perte de vue sur la berge. Il est 18 heures passées. Daba a fini sa journée. Elle dit, avec le sourire : “Arrivée chez moi je vais prendre une bonne douche, me faire de la soupe et appeler une amie pour me masser.’’

Sur la berge du lac, un soleil indolent déverse ses derniers rayons sur l’étendue d’eau qui prend en ce début fin d’après-midi une teinte violacée. Quelques femmes vident encore les dernières pirogues arrivées. Les autres se rincent énergiquement à l’eau douce pour enlever les traces de sel. Elles parlent pour la plupart Socé, Mandingue, Peul. Leur boulot : puiser le sel des barques pour le déverser sur la berge.

Originaire de Touba, Daba est l’une des rares Sénégalaises à travailler dans la filière du sel, au Lac Rose. Elle est arrivée ici quand elle était une jeune mariée. Elle portait sur le dos un bébé de quelques mois devenu une jeune fille de 20 ans. Aujourd’hui, comme d’habitude, pagne noué au-dessus du genou, elle a fait d’incessants allers et retours entre les barques et la berge où elle entasse le sel. “C’est un travail pénible”, reconnaît Daba. Les charges peuvent peser jusqu’à 25 kilos par baquet. A quel prix ? “Aujourd’hui, j’ai déversé jusqu’ à 150 baquets et j’ai été payée 25 francs par unité.” C’est le tarif pratiqué par les piroguiers qui les font travailler.

Enturbanné dans un keffieh noirci, sur la coque d’une barque amarrée sur la berge, Mbaye Ka observe d’un air dubitatif toute cette frénésie de fin journée.  Il parle un Wolof sans accent qui ne laisse en rien percer ses origines. Piroguier depuis 30 ans, il pense, à 62 ans, à sa reconversion. ‘’Je vais me consacrer à mes vaches. Extraire le sel, c’est un travail difficile qui demande beaucoup de force et je prends de l’âge’’, avoue-t-il, agitant des mains d’une étonnante grosseur pour son corps si frêle.

Piroguier extracteur de sel, c’est un job qui vous marque au fer rouge. Et Ka de retrousser la manche de son caftan pour dévoiler les ravages du sel sur sa peau sèche et ridée : de petits points de cicatrices qu’il exhibe comme des blessures de guerre. Chaque matin, Ka descend dans l’eau à 8 heures.  “Quand il fait froid, j’ai le corps saisi de crampe”, dit-il. Muni d’une longue pelle, il remplit le panier coincé entre ses jambes, un mélange de sel et de fond vaseux, avant de le charger dans sa barque. Ensuite, les femmes la videront une fois sur la berge. Au décompte journalier, Mbaye n’a réussi à extraire que 30 baquets de sel. Il les vendra à 200 francs l’unité aux intermédiaires et détaillants installés sur la berge. Le temps est loin où les femmes pouvaient débarquer de sa pirogue facilement 50 baquets de sel. Il est devenu vieux’’, déclare Daba sans autre forme de procès.

Une demi-douzaine de corps de métiers

Le métier d’extracteur de sel a ses exigences. Ici, c’est un rituel : avant d’entrer dans le lac, il faut se frotter le corps au beurre de karité, sinon le sel vous démange.

“Le lac rose a une forte concentration, jusqu’à 350 grammes de sel par litre,” explique fièrement Wone Dieng, trouvé assis dans un parterre de femmes vendeuses de colliers, de bijoux et de porte-clés. Quinqua débonnaire, Wone note tout sur un carnet d’une écriture d’écolier serrée et méticuleuse. Il lance sur un ton de bravade : ‘‘J’ai fait 20 ans ici, je n’ai jamais extrait un grain de sel du lac.’’ Il n’empêche, c’est lui qui semble en connaître plus long. Il sert d’ailleurs de guide aux rares touristes qui débarquent en 4x4, appareil photo au tour du cou. Avec l’assurance d’un élève de Cm² qui connaît sa leçon par cœur, Wone Dieng dit : “Le lac rose fait 3 km carrés et 3 m dans sa partie la plus profonde.” Son discours, rodé, est un mélange de légende et d’extraits de guide touristique. Selon lui, le Retba, nom traditionnel du Lac rose, serait dérivé du mot “Ret” qui signifie en Peul, eau stagnante et Ba, le nom de la tribu nomade qui s’est installée aux alentours pour abreuver son troupeau. Car sur la berge, l’eau potable est accessible à un mètre de profondeur.

Wone comptabilise plus de 2 000 âmes qui travaillent le long de cette berge. Et la filière du sel regroupe une demi-douzaine de corps de métiers : des piroguiers vendeurs, derniers maillons de la chaîne du sel. Modou Sène fait partie de cette dernière catégorie professionnelle. A notre arrivée, cet homme longiligne, aux tempes grisonnantes, était en train de marquer sur la dune de sel 494. C’est le nombre de baquets déposé par les femmes aujourd’hui.

Quand il vient d’être extrait le sel a un aspect gris sale, mêlé à la boue. “C’est au contact du soleil qu’il acquiert sa couleur blanche éclatante…”, explique M. Sène. Non loin de lui, des sachets de sel de 10 kg déjà iodés attendent la clientèle. ‘‘Les acheteurs viennent du Mali, de la Côte d’Ivoire. Je revends la tonne de sel à 18 mille francs, parfois je peux vendre jusqu’à 25 mille’’, explique notre interlocuteur. Mais ce n’est pas encore la saison des bonnes affaires. Et pour cause, les travailleurs du sel attendent avec impatience l’ouverture de la prochaine campagne. Car pour permettre à la ressource de se régénérer, une partie du lac est mise en “jachère”.

L’ouverture de la saison est prévue vers le mois de Ramadan, assure vaguement Daba. Elle compte alors appeler sa fille de 20 ans qui vit à Touba. Seulement, cette dernière qui a connu le Lac Rose très tôt, n’aime pas le travail que fait sa mère. “Elle me dit toujours : “Yaay, tu es en train de creuser ta tombe dans le sel’’, raconte-t-elle. Qu’à cela ne tienne ! Avec le soutien de sa fille, Daba espère renflouer le portefeuille familial. Elle revient d’un repos d’un mois. Car, dit-elle, “mon fils aîné prenait épouse et j’ai dépensé toutes mes économies’’. La facture du mariage sera très salée… 

ABDOU RAHMANE MBENGUE

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