Publié le 28 Aug 2013 - 13:10
MARTIN LUTHER KING

Pourquoi "I have a dream" est un chef-d'oeuvre de rhétorique universel

 

"I have a dream" : il y a 50 ans Martin Luther King prononçait ces mots qui ne cessent de raisonner depuis. Un an plus tard en 1964, la ségrégation était abolie. Prouvant l'efficacité de ce discours à mobiliser ceux qui l'ont entendu. Béatrice Toulon, formatrice spécialisée dans la prise de la parole en public, revient sur tous les éléments qui en ont fait un moment singulier de l'histoire des États-Unis.

 

Le "I have a dream"  de Martin Luther King prononcé il y a 50 ans pourrait être classé au patrimoine mondial de l’humanité comme chef-d'œuvre de la rhétorique. Prononcé le 28 août 1963, à l’occasion du centenaire de l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, ce rêve partagé transforma la ségrégation raciale des États du Sud en honte nationale.

Ce jour-là, une marche sur Washington "emplois et liberté" s’achève en meeting devant le célèbre mémorial de Lincoln, l’homme qui a fait abolir l’esclavage un siècle plus tôt (1863). Il l’a payé de sa vie, assassiné comme Martin Luther King le sera à son tour, en 1968. Mêmes causes, mêmes effets.

 

Un rendez-vous avec l'histoire

 

Les grands discours sont ceux qui se saisissent des circonstances. Des discours, King en a fait des centaines. Pasteur, prêcheur, pétri de culture religieuse et classique, il se sait grand orateur. Mais les gens le connaissent surtout comme activiste. Rares sont ceux qui ont eu l’occasion d’entendre un de ses discours en entier. Certes, il n’est qu’un parmi 16 intervenants et il n'a que 5 minutes. Mais il va parler devant 250.000 personnes et les télévisions ont fait le déplacement. C’est toute l’Amérique qui va l’écouter. Il a rendez-vous avec l'Histoire.

La tension est extrême dans le pays. King va s’adresser à des publics divers, des Noirs qui ont la rage, d’autres découragés, des Blancs solidaires mais d’autres qui ont peur ou qui haïssent les Noirs. Il doit frapper fort. La veille au soir, il l’a  dit à son entourage [1], il veut se hisser au niveau d'Abraham Lincoln dans son "adresse de Gettysburg", le discours sur l'unité du pays.

 

Un message fort et cohérent

 

Pas besoin de lui énoncer les règles rhétoriques, King les connaît : structure  cohérente, message fort, présence et équilibre entre le logos, l’ethos et le pathos. Et de l’espoir.

Une structure cohérente : King commence par le récit de l’enfer vécu par les Noirs que beaucoup  Blancs ignorent. Il l’oppose aux engagements des Pères de la Nation, il justifie le mouvement des droits civiques et termine avec l'espoir qui donne envie de se lever et d’applaudir à tout rompre (un gospel) :

"Tous les enfants de Dieu, Noirs, Blancs, Juifs, Protestants, Catholiques, seront capables de se tenir la main et chanter ensemble : Libre enfin ! Libre enfin ! Merci Dieu tout puissant, nous sommes libres enfin !"

Un message fort. Le message est simple : le changement c’est maintenant. Il y a 187 ans (en 1776) que l'Amérique a promis "Liberté et Justice" à tous ses enfants. Les Noirs viennent réclamer leur dû : "Nous venons à la capitale de notre nation pour demander en quelque sorte le paiement d’un chèque (…)."

Pour les Blancs, il durcit le message: "L’Amérique ne connaîtra ni repos, ni tranquillité tant que les Noirs ne jouiront pas pleinement de leurs droits civiques." Pour les Noirs, il recadre le  combat : "Nous ne pouvons laisser notre protestation dégénérer en violence physique." À tous, Noirs et Blancs, il demande de s’engager : "Nous ne pouvons pas marcher seuls."

 

Frapper les esprits

 

Les grands discours, c’est une loi d’airain, allient puissance du logos, de l’ethos et du pathos. Autrement dit, ils s’adressent à la tête, à la conscience et au cœur. Le spectateur peut (doit) en ressortir transformé.

Les têtes des Blancs sont remplies de peur et d’ignorance. King se fait pédagogue. Il inscrit son combat dans la logique de l’histoire, dans la lignée d’Abraham Lincoln : "Il y a 100 ans, un grand Américain qui jette sur nous son ombre symbolique, a signé la "Proclamation d'émancipation".Lui-même  s’était placé dans la lignée des rédacteurs de la Déclaration d'indépendance (adresse de Gettysburg, 1863) : "Il y a 87 ans, les pères de ce nouveau continent ont conçu la liberté et ont rappelé que tous les hommes sont nés égaux."

La fin de la ségrégation ne sera pas une rupture, effrayante, mais une nouvelle étape, logique, cohérente de l’histoire des États-Unis.

Pour donner plus de corps à son propos, il puise ses références dans le patrimoine culturel des Américains : les textes des pères de la Nation, bien sûr, mais aussi la Bible: "Tous les vallons seront redressés, toutes les collines seront aplanies, tous les rochers seront arasés" (Isaïe). Et même Shakespeare : "L’été du mécontentement légitime des Noirs", allusion à "l'hiver de notre mécontentement" dans "Richard III", pièce historique sur la lutte entre deux hommes, deux frères déchirés par la haine…

L’argumentation est puissante et répond aux adversaires qui accusent le Mouvement Civique de violence, contraire à la loi. Ce sont les racistes qui s’opposent à la loi et l’histoire de l’Amérique. 

 Les Blancs doivent prendre conscience que la ségrégation trahit les valeurs et idéaux qui ont forgé le rêve américain. Sans les mêmes droits pour tous, l’Amérique ne peut pas se regarder dans les yeux. Ni affronter le regard de Dieu.

L'argument se fait moral et s’adresse à la conscience chrétienne d’un pays très religieux (encore aujourd’hui) : "Il est évident aujourd’hui que l’Amérique a manqué à son engagement envers ses citoyens de couleur."

Mais la droiture vaut aussi pour les Noirs, qu’il exhorte à ancrer leur combat dans une éthique de la non-violence : "Encore et encore, nous devons atteindre ce niveau exalté où nous opposons à la  force physique la force de l’âme.

Son métier de pasteur baptiste l’a préparé aux discours d’émotions. Mais King est un maître absolu du genre par le génie de son verbe. Il sait provoquer larmes et rires, colère et espoir dans un même discours. Il veut que les Blancs ressentent dans leurs cœurs la discrimination: "Un siècle plus tard, les Noirs représentent un îlot de pauvreté dans un océan de prospérité matérielle.

Un siècle plus tard, les Noirs languissent toujours dans les marges de la société américaine, des exilés dans leur propre terre." Il évoque "les orages de la persécution", "les rages de la brutalité policière". Les Blancs n’ont jamais entendu parler de la discrimination en ces termes.

Mais pas de mobilisation sans espoir. King se fait prêcheur, mais là encore le discours est nouveau pour le Blancs :"Révoltons-nous pour la liberté ensemble en sachant qu’un jour nous serons libres."

 

Une éloquence d’exception

 

Dans la forme, le discours de Martin Luther King est un chant,  à la fois poétique et musical grâce aux figures de styles abondantes (schèmes, questions, anaphores, parallèles). C’est aussi  un prêche ou métaphores  et répétitions prennent des allures de prophéties voire de  commandements : Il répètera 9 fois "Que la liberté retentisse" en la faisant résonner des collines du New Hamsphire aux montagnes du Colorado. Mais la répétition la plus fameuse est bien sûr "Je fais un rêve", répété sept fois :

"Je fais un rêve que même l'État du Mississipi, désert étouffant d’injustice et d’oppression, deviendra une oasis de liberté et de justice,

 Je fais un rêve que mes  quatre enfants vivront un jour dans une nation où on ne les jugera pas sur la couleur de leur peau mais sur leur caractère"

Étonnante histoire que celle de ce rêve éveillé car il faillit ne pas être dit. Son conseiller Wyatt Walker le lui avait déconseillé [1]. Mais en arrivant à la fin du discours, Martin Luther King a senti qu’il manquait un quelque chose qui distingue un grand discours d’un discours historique. Il l’a ajouté au dernier moment. Sans risque, il le connaissait par coeur.

Le discours a duré 17 minutes au lieu de 5, mais personne n’a songé à  lui en faire le reproche. Quelque chose de grand venait de se passer. Un député intervenu juste avant  commenta : "Martin Luther King vient de passer de l’autre côté de l’Histoire." William Sullivan, un des patrons du FBI, le classa aussitôt : "Noir le plus dangereux pour l’avenir de la Nation."

Les discours changent-ils vraiment le cours de l’Histoire ? Les historiens sont prudents et ils ont raison. Mais il est certain que le discours de Martin Luther King galvanisa les Noirs et convainquit une majorité de Blancs que l'Histoire devait dicter sa loi. Un an plus tard, la ségrégation était abolie. Les discours ne font pas l’histoire, ils insufflent courage, détermination et hauteurs de vue à ceux qui la font.

Je fais un rêve moi aussi, celui d’un grand discours qui redonne force, détermination et vision au combattants des printemps arabes. Celui d'un grand discours qui redonne espoir, envie et confiance aux Européens, aux Français en particulier. Notre prévention cartésienne contre la rhétorique, notre laïcité, nos références culturelles et le changement d’époque appelleraient d’autres mots que celles de Martin Luther King. Mais si nous ne voulons nous payer de mots, nous avons tous besoin de discours mobilisateurs. À toutes les époques et en tous lieux.

NOUVELOBS

 

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