Publié le 24 Apr 2020 - 00:51
ME BASSIROU SAKHO, VICE-PRESIDENT DE L’ADLS

‘’Si la mesure préjudicie aux intérêts du bailleur, cela crée un déséquilibre contractuel’’

 

Vu le contexte économique particulier, propriétaires et locataires demandent des mesures adaptées à la situation. Dans cet entretien accordé à ‘’EnQuête’’, le vice-président de l’Association pour la défense des locataires du Sénégal passe au crible la réalité du terrain, concernant les deux parties.

 

Vous avez adressé, récemment une demande au président de la République en faveur de l’allègement des charges des locataires, vu la situation économique du pays. Avez-vous obtenu gain de cause ?

Sur deux doléances présentées à l’autorité, une seule a été satisfaite, à savoir la suspension des expulsions, parce que nous avons estimé qu’il fallait prendre certaines décisions pour réussir le pari de mettre fin à la propagation de la pandémie. Donc, il s’agissait, d’une part, de demander le gel des expulsions et, d’autre part, de faire en sorte que les locataires puissent bénéficier au moins d’une subvention des loyers pendant la période de la pandémie. Quant à la première, le président de la République, lors du Conseil des ministres du mercredi passé, a pris des mesures tendant à surseoir à l’exécution de toutes les décisions de justice.

Mais en mettant l’accent sur la suspension de toutes les expulsions, il aurait pu se limiter à dire que les décisions de justice, les sentences, sont suspendues dans leur exécution. Cela nous aurait concernés, parce que l’ordonnance d’expulsion est une décision de justice. Et à partir du moment où l’exécution des décisions de justice est suspendue, nous sommes concernés, mais, il est allé plus loin. Le président a dit également que les expulsions seront suspendues, cela veut dire qu’aujourd’hui, au-delà du fait que la décision, en tant que telle, n’est plus exécutoire pour la période considérée, nous considérons également qu’aucun huissier, aujourd’hui, ne peut produire un acte, un commandement à assignation en expulsion à un locataire pour défaut de paiement de loyer, et cela est fondamental. Car c’est là où se trouve l’intérêt de la mesure qui a été prise. C’est important pour les locataires, parce qu’ils ne seront plus inquiétés durant cette période.

Et en termes d’équilibre entre les intérêts du bailleur et celui du locataire, cette mesure est-elle juste, selon vous ?

En effet, cela peut entrainer des conséquences, parce qu’au cours d’une relation contractuelle entre le bailleur et le locataire, si la mesure préjudicie aux intérêts du bailleur, ça crée un déséquilibre contractuel et c’est à ce niveau que notre deuxième doléance est importante. Nous avons estimé que la relation entre locataire et bailleur est une relation contractuelle assez particulière, pour la bonne et simple raison que, souvent, ce sont deux parties qui vivent ensemble dont les relations sont caractérisées par une certaine humanité. Le fait, par exemple, de prendre une mesure qui porte préjudice aux intérêts d’une des parties peut créer un déséquilibre et, par-là, une animosité entre les parties et c’est ce qui a fait l’échec de la loi de 2014.

Cette loi n’a échoué que du fait que les intérêts du bailleur n’ont pas été pris en compte dans la mesure qui a été édictée. Nous ne voulons pas récidiver. Nous ne voulons pas commettre la même erreur, parce que cela aura pour conséquence, à la fin de la pandémie, une flambée de procédures pour défaut de paiement de loyer et même pour d’autres raisons, parce que les relations auront fini d’être caractérisées par un système d’animosité entre les deux. C’est pourquoi nous avions demandé à l’autorité, en même temps que l’appel du gel, de faire en sorte de maintenir cet équilibre contractuel entre le locataire et le bailleur.

Justement, en quoi faisant ?

Nous avons estimé qu’aujourd’hui, il y a plusieurs catégories de bailleurs. Il y a, par exemple, des pères de famille qui ont travaillé toute leur vie pour acquérir une villa, une maison. Donc, aujourd’hui, ils vivent en situation de rente. C’est-à-dire, le loyer leur sert à se nourrir et nourrir leurs familles.  Il y a une autre catégorie de bailleurs qui ont fait des emprunts bancaires ; ils ont construits et sont tenus par des échéances bancaires. Et pour ceux-là, nous avons dit que si l’Etat n’est pas en mesure de subventionner ne serait-ce que la moitié des locataires, au moins, il pourrait prendre des mesures en direction des banques pour différer les échéances. Et si les échéances sont différées, l’Etat pourrait également demander aux bailleurs de surseoir à percevoir leurs loyers sur la période considérée et de considérer que tous les loyers qui ne sont pas payés le seront dans un délai que lui-même va déterminer avec un moratoire de paiement.

Pour les autres, nous avons estimé qu’en ce qui concerne la couche vulnérable, celle qui paie en deçà de 150 000 F CFA, elle mérite l’aide de l’Etat. En effet, les statistiques dont nous disposons et qui nous viennent des institutions montrent que c’est la couche la plus touchée. L’Etat peut, à défaut de payer l’intégralité, au moins subventionner la moitié de leur loyer, de façon à permettre au locataire de pouvoir payer et de respecter le slogan ‘’Restez chez vous’’.

Maintenant, cela, à mon avis, n’exonère pas ces bailleurs-là qui ont la possibilité de renoncer, parce qu’il y en a qui le font. Moi, j’ai reçu des appels de locataires qui m’ont avoué que leur bailleur a renoncé au loyer pour la période considérée. Il y en a qui ont renoncé à un tiers ou à la moitié. Nous avons également lancé un appel à cette catégorie de bailleurs, qui sont dans des dispositions financières pour renoncer au loyer jusqu’à la fin de la pandémie. Pour moi, c’est dans un esprit de solidarité que la question peut être réglée, bien entendu avec l’apport de l’Etat.

Avez-vous eu échos, malgré toutes ces démarches, de locataires qui ont été expulsés de leur maison, en ce moment, pour non-paiement de loyer ?

 Il y a des réclamations qui me sont parvenues. J’ai reçu, il y a deux ou trois jours, des appels de locataires qui me disaient que des huissiers se sont présentés à leur domicile, dans le but de les expulser, mais c’était au cas par cas. Les situations ne se ressemblaient pas, parce que pour l’un d’entre eux, l’ordonnance date de 2018. Mais comme après les relations se sont pacifiées, il continuait à payer, le bailleur l’a laissé dans les lieux. Or, actuellement, il a raté le mois de mars ; du coup, le bailleur a sorti l’ordonnance de 2018 pour procéder à son expulsion. Je lui ai dit que si l’ordonnance a été rendue à l’insu du locataire et qu’elle ne lui a jamais été signifiée dans l’année, cette décision est caduque. Pour parer au plus pressé, je lui ai conseillé d’aller voir le huissier pour demander un référé sur difficultés ; cela suspend l’exécution parce qu’il n’y a pas d’audience en ce moment pour statuer sur ce référé-là.  C’est ce qui a résolu le problème. Donc, à ma connaissance, il n’y a pas de locataires expulsés au moment où je vous parle.

Que comptez-vous faire pour que les autorités compétentes répondent favorablement à votre deuxième doléance ?

 En dépit de la mesure qui a été prise par président de la République, nous continuons à travailler avec le ministère de la Justice, pour voir comment trouver la mesure la plus indiquée. Surtout qu’il n’est pas facile, également pour l’Etat, de faire face à tous les fronts et nous savons aujourd’hui que l’Etat est sur tous les fronts. Maintenant, vouloir prendre en charge l’intégralité de paiements de tous les locataires du Sénégal, à mon avis, représenterait une manne financière importante, mais nous estimons que si l’Etat veut réussir le pari du slogan ‘’Restez chez vous’’, il y a forcément un prix à payer. Nous essayons de voir avec les autorités afin de trouver la formule la plus simple et la plus indiquée.

Qui sont vos interlocuteurs finalement, dans cette quête de consensus, surtout qu’il n’y a pas d’association nationale de bailleurs au Sénégal ?

Il n’y en a pas, en effet, mais nous avons des contacts et moi je reçois des appels de bailleurs qui voudraient intégrer notre association, parce que lors des dernières sorties que nous avons eu à faire, j’ai joué un rôle d’équilibre. Car je ne peux pas demander des faveurs pour les locataires au préjudice des intérêts du bailleur, cela ne fait que créer des problèmes.

Nous avons intérêt, en tant que locataires, à ce que dans nos discours, prime l’équilibre contractuel, parce que la conséquence, c’est que c’est toujours le locataire qui paie le prix le plus fort. C’est une relation contractuelle entre le fort et le faible.

 EMMANUELLA MARAME FAYE

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