Publié le 27 Jul 2021 - 20:48
PR. SOULEYMANE BACHIR DIAGNE ET MODE PROSPECTIVE

 ‘’La vraie urgence, c’est la jeunesse…’’

 

Dans ce second jet de notre entretien, le professeur Souleymane Bachir Diagne, philosophe spécialisé sur l'histoire des sciences et la philosophie islamique, revient sur la prise en charge des jeunesses africaines et propose des pistes de réflexion. Selon M. Diagne qui enseigne à l'université Columbia, aux Etats-Unis, l’éducation et la formation des jeunes est une question stratégique qui mérite une prise en charge urgente et un consensus fort des acteurs politiques et sociaux. Il évoque aussi la pandémie, les drames qu’elle draine, la communauté de destin que la maladie révèle sur l’échelle du monde, ainsi que les théories complotistes qui piègent l’action.

 

Nous donnons l’impression qu’il faut juste donner du pain aux jeunes pour les calmer, chaque fois qu’il y a des violences. N’y a-t-il pas nécessité à recentrer la stratégie ou les stratégies pour donner une direction beaucoup plus innovante et intelligente par rapport à l’avenir ?

Absolument ! C’est pour cela que j’ai pris le meilleur exemple possible, qui est celui de l’éducation et de la formation.

C’est la base, vous voulez dire ?

Saupoudrer les problèmes d’un peu d’argent, ici ou là, pour calmer les choses, ne sert à rien. C’est la raison pour laquelle, si je reviens à ce que je disais sur la capacité d’anticipation, aujourd’hui, nous sommes arrivés au moment où nous avons besoin de politiques visionnaires sur le long terme, de politiques de jeunesse qui soient des politiques d’anticipation et de vision sur le long terme.

Revenant à un aspect de notre discussion sur le tribalisme et la fragmentation politique aujourd’hui, s’il y a un secteur sur lequel des consensus doivent pouvoir se bâtir, c’est celui de l’éducation et de la formation. L’idée est qu’on doit partager une même philosophie générale de l’éducation et de la formation, quelles que soient les différences, les nuances que tel ou tel parti politique va apporter. D’ailleurs, ce serait une excellente chose qu’il y ait, en la matière, une compétition démocratique sur la meilleure manière de remplir le contrat que commande cette vision. Mais il est clair qu’il faut avoir une politique de jeunesse dans une direction déterminée ainsi qu’une politique de formation.

Il faut, par exemple, reconnaître que nos systèmes éducatifs sont au fond du gouffre. Il faut quand même dire les choses telles qu’elles sont. Il faut voir les manières de redresser cela, parce que la fabrique de l’avenir se trouve là. Cela commande une vision à long terme. Peut-être que les compétitions démocratiques qui visent toujours le court terme, la prochaine victoire à remporter, etc., ne sont pas toujours le cadre idéal pour prendre le temps de réfléchir, d’être d’accord sur tout, de construire un consensus pour les directions qu’il faut faire prendre à notre politique de formation et d’éducation.

Ce sont des questions urgentes. D’après vous, c’est maintenant qu’il faut s’y atteler ?

C’est l’urgence même. Ce sont des questions à long terme, au sens où les réformes qu’on peut introduire dans un système d’éducation sont des réformes qui, par définition, vont commencer à donner véritablement leurs fruits au bout d’une génération. Mais le fait que les fruits vont être cueillis plus tard ne signifie pas que l’action, elle, n’est pas urgente. Elle est urgente et d’autant plus à prendre aujourd’hui que les fruits vont se manifester plus tard.

Aujourd’hui, on a l’impression que l’humanité traverse une phase fragile. On a des pans entiers du système économico-financier qui sont mis à rude épreuve, avec la crise sanitaire. Comment percevez-vous cela ?

C’est une fragilité fondamentale. Elle touche à l’humanité même de l’humain. Il est vrai qu’il y a eu de très grandes crises comme le krach boursier de 1929 dont on parle tant. Plus récemment, il y a la crise de 2008 qui a effectivement bouleversé le monde. Mais une crise de la nature que celle que nous vivons encore, l’humanité n’en avait pas connu. Le seul phénomène qui ressemble à ce qui se passe aujourd’hui est la fameuse grippe dite espagnole de 1918. Mais cette grippe espagnole a tué beaucoup des dizaines de millions de personnes. Mais elle est venue à la suite de la Première Guerre mondiale. La grande catastrophe que cela a constituée a été, en quelque sorte, prise à l’intérieur de cette première grande catastrophe qu’a été la Première Guerre mondiale. Tandis que cette fois-ci, ce virus a été révélateur de choses très profondes qui tiennent à l’humanité de l’humain, à ses valeurs fondamentales qu’est la vie humaine. Le virus nous a découvert que nous sommes une seule humanité, fragile, sur une planète qui est elle-même fragile. C’est-à-dire que cette crise sanitaire est venue se poser sur une crise écologique dont on commence aujourd’hui seulement à véritablement mesurer l’ampleur.

Donc, fragilité de notre habitat, fragilité de notre être même. Le virus nous a révélé que pour lui, nous étions une seule et même humanité. En une nuit, le virus a fait le tour de la terre. Il est allé d’un bout à l’autre et il n’a épargné personne, aucun pays, aucun continent, etc.

Il nous a enseigné cette vulnérabilité qui est la nôtre et nous a aussi ouvert les yeux sur les inégalités profondes qui nous fragmentent et nous divisent. A la fois, nous ressentons le besoin de faire front ensemble, d’inventer un humanisme ; ce que le philosophe Frédéric Worms appelle un humanisme vital ; humanisme fondé sur la valeur de la vie et la défense de la vie. Et cela, les philosophies africaines connaissent très bien cela. J’ai souvent cité le Ubuntu de l’Afrique australe ou simplement la notion de ‘’niite’’ dans notre propre monde wolof. Cela est essentiel et c’est la seule vraie réponse à cette crise. Sommes-nous capables de répondre à cette crise en tant qu’une seule et même humanité, en mettant enfin en place une forme de gouvernance mondiale sur des choses qui sont essentielles ? Cette notion de Covax, par exemple, partager la vaccination, considérer que la vaccination est un droit universel, remettre en chantier la notion de bien commun qui est la réponse à cette fragmentation et à ce tribalisme mondial. Malheureusement, on se rend compte qu’on peut tenir ce discours-là parce qu’il nous est imposé par la crise que nous vivons, mais dans la réalité, les égoïsmes sont absolument tenaces.

Dans notre contexte, on voit des gens qui nient l’existence de la pandémie et avancent des théories complotistes aussi bien ailleurs que chez nous au Sénégal. Les perspectives souhaitables que vous décrivez sont-elles possibles à réaliser dans ces conditions ?

La pandémie nous découvre beaucoup de choses, comme je l’ai déjà dit. Elle nous découvre malheureusement le degré d’irrationalité qui peut être le nôtre, lorsqu’il s’agit de faire face à des défis sans précédent comme celui-là. Quand on constate ce que les gens peuvent croire, le genre de discours complotistes qui circulent, on se dit comment des êtres rationnels peuvent croire des choses pareilles ? Justement, au nom du complot, l’idée selon laquelle il y a toujours des puissances mystérieuses, sombres, cachées qui nous veulent du mal, a favorisé l’idée absurde selon laquelle c’est un complot des Européens pour nous supprimer, nous autres Africains, et venir prendre l’Afrique à notre place. C’est insensé, mais on se dit que si ça continue à circuler, c’est que ça marche. Il y a des gens qui peuvent se mettre à penser ainsi.

 Il faut donc sérier les choses et voir dans quels cas l’irrationalité est telle qu’on se demande quel discours pourrait lui être opposé et d’autres cas, au contraire, où l’on a des formes de réticences, par exemple devant la vaccination. Ce sont, malgré tout, des formes rationnelles.

C’est-à-dire ?

Je peux comprendre que quelqu’un dise que le vaccin a été vraiment trouvé très vite. En un an, on s’est donné un vaccin. Cela n’a jamais été le cas jusqu’à présent. Les recherches duraient effectivement plusieurs années. Cette personne-là, on peut discuter rationnellement avec elle. On peut lui dire que la raison pour laquelle c’est allé aussi vite, c’est que jamais comme auparavant, la force scientifique de l’humanité entière n’avait ainsi mobilisé dans un seul but. On peut aussi, deuxièmement, lui expliquer que les découvertes qui ont permis les nouveaux types de vaccins mis en place, avaient déjà été mises en place depuis un certain nombre d’années ; c’est-à-dire, on n’est pas parti de zéro pour arriver là. Troisième et dernière chose, c’est que le monde a parié sur ces vaccins. Des milliards et des milliards de dollars ont été dépensés en disant : si nous trouvons le vaccin, tant mieux ; si nous ne trouvons pas, nous allons perdre de l’argent, mais l’argent n’est rien par rapport à la vie humaine. Donc, on n’a jamais mis autant d’argent en si peu de temps sur un domaine.

Au bout de ce raisonnement calme, tranquille, rationnel et argumenté, vous pouvez convaincre des gens dont l’hésitation vient d’une réflexion rationnelle. Mais si quelqu’un se met à croire que Bill Gates a décidé de mettre des puces dans des vaccins et que ce qu’on met dans nos bras, va au service du contrôle sur l’humanité que Bill Gates veut organiser, que peut-on répondre à cela, si ce n’est essayer autant que faire se peut de faire fonctionner une bonne communication contre ce scepticisme et ce côté irrationnel des choses.

Vous voulez dire qu’il faut donc changer la pédagogie, l’approche Com’ ?

Quand on communique, par exemple, en donnant les chiffres des contaminations, ils sont importants et frappent les imaginations. Mais il est probablement bien mieux de donner chaque soir des courbes. On passe des chiffres à leur représentation en courbes. On prend n’importe quel mathématicien qui a fait une terminale, il peut vous transformer les chiffres en courbes. Les gens, même les moins instruits, suivent le dessin. Ils savent quand ça monte très vite ou lentement. Cela est bien mieux que d’asséner des chiffres et il faut se rappeler du chiffre antérieur de la veille pour savoir si ça monte ou descend. Ce sont des graphiques simples à réaliser. Les télévisions peuvent le faire. Elles n’ont pas besoin d’attendre que l’Etat le fasse.

Cela va parler aux gens. Nous sommes dans ces grandes périodes où l’humanité est totalement bouleversée et inquiète. Il y a des gens qui sont sceptiques, parce qu’ils ne veulent pas le savoir. Je crois que nous avons atteint un niveau où chacun de nous, malheureusement, connaît des gens qui sont morts de ce Covid. On a une nièce qui a disparu, il y a juste deux jours et que sa famille est encore en train de pleurer. Nous savons que ce virus est là. Il faut ouvrir les yeux sur sa réalité et insister encore. Quand les vaccins seront là, il faut que chacun se dise : je suis ambassadeur de la science et de la raison. Il faut que je convainque ceux qui m’entourent que notre seule porte de sortie, c’est le vaccin. Il n’y en a pas d’autres. La seule manière de revenir à une vie à peu près normale, comme nous l’avons connue, c’est que nous soyons vaccinés. 

M. WANE

 

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