Publié le 24 Jan 2021 - 03:23
SCANDALE FONCIER A NGNITHE

Une affaire de Caïmans

 

Dans une enquête publiée sur Youtube à travers le label Tund wi, le journaliste-chroniqueur de la RFM, Abdoulaye Cissé, lève le lièvre sur un scandale foncier portant sur 20 000 hectares, soit deux fois la ville de Dakar, 53 fois la superficie qui avait opposé le village de Ndingler au milliardaire sénégalais Babacar Ngom. L’entreprise propriétaire est domiciliée dans le temple des paradis fiscaux, les îles Caïmans.

 

Pendant que l’opinion avait et continue d’avoir les yeux rivés sur l’affaire Ndingler, il se passe, à des dizaines de kilomètres, dans le Walo, un litige foncier bien plus grave et qui, du jour au lendemain, pourrait éclater et produire des effets incalculables. C’est le sentiment du journaliste-chroniqueur Abdoulaye Cissé, qui vient de réaliser une enquête saisissante sur la fameuse affaire Sen Huile Sen Ethanol, devenue Les Fermes de la Téranga.

Il déclare : ‘’C’est un problème latent qui couve depuis des années. Ces populations ont vécu 10 ans de souffrance, 10 ans de statu quo et elles sont loin d’être au bout de leur peine. Elles vivent dans une situation très inextricable, peinant même à savoir qui sont les véritables attributaires de ces terres. Composées principalement d’éleveurs, ces populations ont une hantise permanente de voir leurs bétails piégés par les barbelés de protection de l’entreprise. Ils ont peur également de se voir déguerpir de ces terres où elles ont toujours vécu.’’

Au total, c’est 37 villages dans le désarroi total, parce que se trouvant dans le périmètre de 20 000 hectares qui ont été attribués à un projet agroindustriel depuis 2012. Si, jusque-là, ils arrivaient à jouir – difficilement - de ces surfaces, l’envahisseur a dernièrement remué le couteau dans la plaie, en proférant des menaces à l’endroit des paysans. Dans une lettre adressée à la commune de Ngnithe, le 3 novembre dernier, elle apostrophe en des termes peu avenants les populations de la zone. ‘’Nous avons constaté que nos terres sises dans le village de Belel Mbaye et le village de Thiamène sont occupées et exploitées par des personnes sans notre agrément. Nous attirons votre attention sur le fait que de tels actes sont de nature à entamer la qualité des bonnes relations que nous entretenons avec les riverains’’, lit-on dans la lettre brandie dans le grand reportage.

L’entreprise ne s’en limite pas. Elle intime presque un ordre aux paysans qui devraient quitter, selon ses termes, dès la fin de l’hivernage 2020. ‘’Pour préserver cette collaboration franche, dit-elle à la mairie, nous vous prions de bien vouloir, en votre qualité d’autorité communale, aviser ces personnes qu’en raison de l’imminence de la campagne hivernale, nous n’interviendrons pas et les laisserons terminer les activités agricoles déjà entamées. Mais, à la fin de la présente campagne, nous prendrons les dispositions nécessaires pour que les conventions signées ou à signer entre nous soient vigoureusement respectées et que chaque partie puisse veiller à l’application des accords dans l’intérêt de tous’’. 

Du côté des populations, on semble attendre de pied ferme ceux qui sont considérés comme des envahisseurs. La soixantaine révolue, le vieux Gorgui Sow, retraité, s’indigne : ‘’En vérité, les autorités n’ont pas vendu des terres, mais des êtres humains ; elles ont vendu nos vies. C’est cela la réalité. En tout cas, nous n’allons pas nous laisser faire. On va se battre jusqu’à la mort. Nous n’allons pas abandonner nos terres.’’

La mort dans l’âme, il interpelle directement le président de la République : ‘’On se demande s’il est un être humain ? S’il a un cœur ? Comment on peut rester sourd à nos cris de détresse ? On nous parle de décret. Mais c’est quoi un décret ? C’est quoi un décret du président ? Est-ce plus important que la vie des gens ? Le président ne peut pas dire qu’il n’est pas au courant, parce que moi-même je lui en ai parlé. Aussi puissant soit-il, même s’il se sent capable de pousser des ailes pour voler, il doit avoir de la considération pour les humains que nous sommes.’’

‘’On nous a dit que c’est entre les mains de Franck Timis’’

Le plus cocasse dans cette affaire réactivée par le journaliste Abdoulaye Cissé, c’est qu’entre 2012 et maintenant, les terres de Ngnithe sont passées entre plusieurs mains. D’abord, les Italiens, ensuite des Sénégalais et maintenant, et c’est une des grandes révélations du journaliste, il est cité dans le dossier le sulfureux homme d’affaires roumain Franck Timis. Cette information, longtemps ébruitée dans les hameaux environnants, a acquis toute sa notoriété, dernièrement. Le nouveau gérant, un Toubab qui était sans doute très loin de se douter de la réputation de son mentor, a vendu naïvement la mèche. De bonne foi, il disait aux paysans, lors d’une réunion publique, rapporte Bayal Sow dans la vidéo : ‘’Aujourd’hui, on nous a dit que c’est entre les mains de Franck Timis. Je le dis parce que c’est le nouveau directeur général qui est venu ici et qui a clairement dit qu’il est envoyé par Franck Timis. Les précédents gérants avaient toujours refusé de donner les noms de leurs mandants.’’

Après recoupements, le journaliste confirme la paternité de telles affirmations. Mais ce n’est pas tout. Il ressort également de ses investigations que la nouvelle entreprise qui trône sur ces terres s’appelle AIC (Agro-industrie Corp) et est immatriculée aux îles Caïmans, temple des paradis fiscaux, depuis le 15 janvier 2018.

Selon le journaliste, les étrangers sont majoritaires dans le capital de ladite entreprise, puisque détenant plus de 91 % des actions. Mais ces derniers, comme à l’accoutumée, tiennent leur homme lige sur le plan interne. Le document précise : ‘’Ce qu’on sait, c’est que le seul qui est là depuis le début, c’est bien Gora Seck. Il est là depuis les Italiens. Et quand les Italiens partaient, ils ont bien dit qu’ils ont vendu l’intégralité de leurs parts à ce dernier. Au cours de notre enquête, nous nous sommes rendu compte qu’il est effectivement dans plusieurs business. Ce qui n’est quand même pas un pêché. On a aussi découvert qu’il est membre du Club des investisseurs sénégalais. Il a donc pignon sur rue.’’

Pour rappel, le projet Sen Huile Sen Ethanol date de 2011 et devait initialement être implanté à Fanaye, dans le département de Podor. Suite à la révolte des populations qui avait occasionné 2 morts, le gouvernement avait suspendu l’arrêté, mais n’y avait pas renoncé pour autant. Dans l’entre-deux tours, en 2012, le président de la République, Abdoulaye Wade, avait pris un nouveau décret attribuant 20 000 hectares au projet Sen Huile Sen Ethanol, mais cette fois dans la commune de Ngnithe (département de Dagana). Cinq jours plus tard, le régime de Wade tombe et Macky Sall arrive au pouvoir. Une bouffée d’oxygène pour la population.

En effet, ce dernier, dans la même période de l’entre-deux tours, prenait le contre-pied de son adversaire et s’émouvait : ‘’Il est inconcevable que l’on donne 20 000 hectares à une entreprise dans des conditions aussi nébuleuses…’’ A son arrivée au pouvoir, l’une de ses premières décisions a été d’annuler le fameux décret. Mais quatre mois plus tard, il retourne carrément sa veste, sans trop convaincre sur les raisons. Macky Sall signait, en août, le décret qu’il avait rapporté dès son entrée en fonction.  

Près de dix ans plus tard, les champs ne poussent toujours pas. C’est à croire que les promoteurs sont intéressés par autre chose que l’agriculture. C’est en tout cas de plus en plus la conviction de certains notables. Le maire de la commune, Adama Sarr, alerte : ‘’Ils disaient que c’est un projet agricole, mais on se rend compte que c’est surtout un business pour s’accaparer le foncier. Il se dit même qu’on le leur aurait transformé en titre foncier. Mais cela ne leur servira à rien. Ce qui est sûr, c’est que pour travailler ces terres, il faut discuter avec les populations.’’ L’édile, membre de la majorité, d’ajouter comme pour montrer leur bonne foi : ‘’Au début, il y avait parmi nous qui n’étaient pas contre. Mais nous, nous étions d’accord à 100 %, parce que nous pensions que c’était un projet agricole qui va développer la localité. Mais aujourd’hui, nous nous rendons compte que c’est un projet qui a plus de désagréments, qui n’a aucune utilité pour la population.’’

A la lettre du 3 novembre qui lui avait été adressée, M. Sarr avait répondu en opposant une fin de non-recevoir catégorique, rappelant au promoteur que les populations n’exploitent que les terres proches de leurs habitations et qu’il n’a jamais été signé un quelconque accord entre l’équipe municipale et l’entreprise attributaire. Le journaliste constate : ‘’Ces gens ne demandent pas beaucoup. Si Sen Huile ou Les Fermes de la Téranga veut vraiment faire de l’agriculture, il y a de la place et cela ne gêne nullement les paysans. Mais ils ont peur que le bail qui est en train de passer de main en main puisse tomber un jour entre les mains de quelqu’un qui va en faire un titre de propriété définitif.’’ Le journaliste-chroniqueur se désole : ‘’Voilà des gens qui ne savent plus comment sortir et rentrer dans leurs hameaux. Ils sont prisonniers d’un investisseur qui a mis des barbelés autour de ce qu’il considère comme lui appartenant. Et je précise que ces 20 000 ha de terres affectés à Sen Huile Sen Ethanol, à travers le décret du 6 août 2012.’’

Sur le périmètre, insiste-t-il, ‘’il y a 37 villages au moins qui sont encerclés dans ces 20 000 hectares. Il faut bien savoir ce qu’ils vont bien faire de ces villages. Et ils ne sont pas des agriculteurs sédentaires. C’est des éleveurs qui ont besoin d’espace où se déplacer avec leurs troupeaux. Là, on les met dans une sorte de prison. C’est une situation très compliquée. Et parfois, pour faire des évacuations, c’est le calvaire. Il faut faire de grands détours, à cause des excavations, des barbelés…’’.

Pourtant, ils ne demandaient qu’une chose : quelques lopins de terre pour pouvoir vivre dignement. ‘’Ils sont dans le désespoir total. La détresse, c’est de penser qu’un jour qu’on va les déguerpir. Des gendarmes ont été mobilisés à un moment pour empêcher les populations de mener leurs activités à certains endroits’’.

A la question de savoir si les terres font l’objet d’exploitation, le chroniqueur de la RFM pouffe de rire et rétorque : ‘’Permettez-moi de préciser qu’il s’agit quand même de 20 000 hectares, soit 2,5 fois la superficie de la ville de Dakar qui s’étend sur 8 300 ha. C’est 53 fois Ndingler qui a beaucoup défrayé la chronique. C’est extraordinaire ! On est dans la démesure, dans une sorte de fantasme.’’ Et d’ajouter : ‘’J’en pouffe de rire. Parce que l’investisseur n’a jamais, même au plus fort de ce projet, quand ils avaient un puissant financier italien derrière, l’entreprise n’a jamais aménagé plus de 2 000 ha. Et quand je dis aménager, c’est mettre en friche, je ne parle pas de valoriser. En 10 ans, ils ne l’ont jamais fait. C’est donc la preuve qu’ils n’ont pas besoin de 20 000 ha.’’

MOR AMAR

Section: