Publié le 17 Aug 2018 - 03:41
AHMED LAMINE SADJI (ECONOMISTE)

‘’Le mode opératoire de la Der est mesquin…’’

 

Si le système éducatif et de formation professionnelle du Sénégal était taillé à partir des préoccupations de développement du Sénégal, les jeunes ne seraient pas confrontés à des problèmes d’emploi de cette ampleur. Le constat  est de l’économiste Ahmed Lamine Sadji, par ailleurs spécialiste de l’entrepreneuriat et du développement des micros et petites entreprises. Entretien !

 

Pour promouvoir l’emploi des jeunes et des femmes, l’État a mis en place plusieurs programmes dont le dernier en date est la Der (Délégation à l’entrepreneuriat rapide). Comment analysez-vous une telle  politique ?

La promotion de l’emploi, en aucun cas, et dans n’importe quel contexte, ne doit pas être un programme qui s’inscrit dans une préoccupation de politique politicienne avec des visées électoralistes. La Der n’est rien d’autre qu’une initiative portée à rendre facile l’enrôlement des populations jeunes et femmes dans le système de parrainage mis en place par le régime du Président Macky Sall. Le mode opératoire est aussi simple que mesquin. Il s’agit de faire miroiter de l’argent à des jeunes à qui on demande de se regrouper et de proposer des projets, pour ensuite leur exiger de parrainer la candidature du Président Sall, et plus tard de s’assurer de leur vote conditionné par l’octroi d’un crédit.

Dans le domaine de l’entrepreneuriat, la réussite n’est exclusivement ni sur le type de projet, ni sur la disponibilité de ressources financières même quand elles sont ‘’rapides’’. Il est plutôt conditionné par un projet bien mûri avec une période d’études et de planification (Business plan) suffisante pour fixer tous les paramètres de succès, identifier les difficultés, obstacles et les possibilités de les surmonter. Mais également, s’accorder sur un plan de financement qui garantit sa mise en œuvre en tenant compte des risques présents autour de l’environnement direct et indirect.  Avant d’envisager son financement. Cette étape d’études des projets est capitale, et elle demande suffisamment de temps. Un Etat sérieux devrait s’investir d’abord à accompagner cette phase.

Donc, vous pensez qu’il devait y avoir un préalable ?

L’un des facteurs clés de succès en entrepreneuriat, même s’il devait être rapide, serait à 95% liés à l’entrepreneur lui-même. C’est-à-dire le porteur de projet, qu’il s’agisse d’une seule personne ou d’un groupe d’individus. C’est l’engagement et la détermination que met l’entrepreneur qui constituent les fondements de la viabilité d’un projet et sa future réussite. Or, dans le cas d’espèce, il s’agit de cibler une clientèle politique, le plus souvent composé de jeunes, sans ambitions claires, à la merci d’un système de politique politicienne mené par le gouvernent actuel pour le compte du parti au pouvoir. Une telle initiative ne fera que grossir la liste des échecs notés à travers les régimes d’Abdou Diouf, d’Abdoulaye Wade et présentement de Macky Sall. Cet instrument n’aura pas de longévité parce que son action est calée au calendrier électoral, et sera de ce fait bientôt oublié.

Que faut-il donc faire pour réduire le taux de chômage qui reste malgré tout important, surtout chez les jeunes ?

D’un point de vue économique et social, le chômage doit être analysé, pas toujours seulement sous l’angle d’une absence de mécanismes proposés, mais sur l’orientation politique de base qui fonde ces mécanismes. La question du chômage pose d’abord et avant tout la problématique de l’adaptation des types de formation offerts aux perspectives réelles d’emploi et surtout d’auto emploi imposées par le rythme et les enjeux de développement d’un pays. Au Sénégal, le système éducatif forme plus des ‘’professionnels de la parole’’ que des hommes d’action. Si notre système éducatif et de formation professionnelle était taillé à partir des préoccupations de développement du Sénégal, les jeunes ne seraient pas confrontés à des problèmes d’emploi de cette ampleur. Un futur entrepreneur doit sentir très tôt, lui-même, son domaine d’action et son activité, et la formation que propose le système éducatif devrait y contribuer pleinement pour permettre à un citoyen de s’épanouir et par-delà, rendre service à sa nation.

N’y a-t-il pas un problème dans le ciblage des bénéficiaires ou de démarches vu que les stratégies mises en place par les autres régimes, surtout celui d’Abdoulaye Wade, ont toutes  échoué ?

Le ciblage est tout simplement guidé par la politique politicienne. Le mécanisme est assis sur une stratégie globale de base qui n’a pas pour ambition de développer un quelconque entrepreneuriat, mais plutôt de ferrer et de conditionner une clientèle politique avec l’appui du système de parrainage mis en place. C’est d’autant plus vrai que le processus sera : ciblage de maximum de groupes de jeunes et de femmes, enrôlement dans le système de parrainage au profit du parti au pouvoir, vote en faveur du candidat Macky Sall, et nourrir des perspectives de financement.

Dans le contexte actuel, les efforts du gouvernement devraient être portés à renforcer des initiatives entrepreneuriales qui tardent à prendre de l’envol par manque de moyens, plutôt que de miser sur de nouveaux projets dont la seule ambition se limite à capter les ressources promises. Les buts visés sont  totalement différents, et c’est cela qui détermine le succès ou l’échec. De plus, un bilan sérieux devrait être opéré sur les financements de projets proposés par des instruments mis en place au cours des régimes de Diouf et de Wade, et apporter des réponses précises aux questions suivantes : où en sommes-nous avec les projets financés ? Ces entrepreneurs, jadis en herbe, qu’ont-il fait des financements supposés reçus ? Que reste-t-il de ces projets ? Qu’en est-il des financements et des remboursements ? Quel bilan définitif tirer pour chacun de ses instruments ? Ce travail n’est pas du tout chose difficile, il est même élémentaire en termes d’audit et de contrôle, et par devoir et simple respect à la population, parce qu’il s’agit de l’argent du contribuable, c’est le premier pas d’une politique sérieuse. Mais à la place, on s’endette pour nous enfoncer davantage dans l’engrenage et le circuit vicieux de dépendance nourris par la politique politicienne.

Existe-t-il des stratégies plus efficaces pour faire face aux problèmes d’emploi ?

Jusqu’à présent, dans ce pays, les meilleures approches ont été développées par des partenaires au développement. C’est vraiment dommage, quand on sait que les partenaires devraient suivre une orientation politique et des stratégies mises en place par le gouvernement. L’astuce des PTF est de s’engouffrer dans un axe stratégique d’une politique publique (ex. PSE) avec un intitulé générique qui cautionne plusieurs types d’actions, et y mener des activités dont les résultats, quand ils existent, peuvent être capitalisés par la politique publique, mais peuvent ne pas être concordants pour créer des effets et des impacts importants préalablement attendus. Cela pose le problème de la volonté qui fonde les documents d’orientation politique. S’agit-il juste d’une préoccupation d’élaborer un document qu’on va toujours citer comme référence ? Ou d’une orientation politique forte qui fonde un bloc d’actions de développement inscrit sur le long terme ? A la mesure du débat, je pense plutôt qu’il s’agit du premier, laissant la porte à un référencement plus politicien de la part de petits politiques qu’un vrai instrument-tableau de bord pour des professionnels avertis et préoccupés par le développement du Sénégal.

Il s’y ajoute que le milieu urbain, surtout dakarois, a montré ses limites surtout en termes de saturation des activités. Le constat est que les mêmes activités sont développées en même temps et souvent dans un environnement immédiat par une multitude de personnes. Les régions de l’intérieur du pays, avec chacune sa particularité et sa spécificité en termes de ressources et de dispositions naturelles, devraient plus être investies pour développer l’entrepreneuriat. Dans ce cadre, l’Etat pouvait être mieux présent dans certains programmes et projets développés par certains partenaires au développement en supportant des parts de financements plus importantes et en s’assurant de l’atteinte des cibles et de résultats satisfaisants.

Avec la mise en place de la Der, le chef de l’État veut aussi réussir le pari de l’inclusion financière. Est-ce vraiment faisable ?

Un instrument financier ne se juge pas au début de l’action. Son efficacité se mesure sur le temps, et surtout sur le long et le très long terme. Un effet d’annonce ne sied pas avec l’action de développement. Il s’agit plutôt de passer les étapes scientifiques et indispensables de l’étude et de la conception, l’expérimentation à travers un financement structurant avec l’apport des correctifs nécessaires, la maturité et le développement. C’est cela le processus d’une initiative d’entrepreneuriat, et la Der n’est pas organisée de la sorte malgré les énormes sommes d’argent annoncées et par ailleurs issues d’emprunt.

Ces instruments peuvent-ils remplacer ou concurrencer les banques classiques ?

Au Sénégal, les banques classiques ne soutiennent pas le développement de l’entrepreneuriat. Même celles dont la mission est clairement orientée vers l’emploi des jeunes et des femmes. Elles proposent des mécanismes de financement qui ne sont pas suffisamment à la portée des cibles. C’est aussi un manque de rigueur du gouvernement et d’une volonté politique. L’action de l’Etat pouvait être plus orientée à contraindre les structures financières à assumer pleinement leurs responsabilités en termes de ciblage et d’actions. Et à accompagner la mise en œuvre plutôt que de mettre en place des instruments alléchants mais au fond corrompus par un soubassement de politique politicienne.

MARIAMA DIEME

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