Publié le 5 Oct 2021 - 01:19
CHRONIQUE PAR PHILIPPE D’ALMEIDA

Le temps du couteau

 

Dans la nuit du vendredi 1er au samedi 2 octobre, une altercation éclate entre deux automobilistes à hauteur de l'intersection proche de la Brioche dorée à Ouest Foire pour une stupide histoire de priorité. Les deux conducteurs sont jeunes. Le plus jeune âgé de 20 ans sort un couteau et le plante par deux fois au cœur et à l'abdomen de son vis-à-vis. Celui-ci s'effondre et meurt sur le coup. Il est à peine trentenaire.

Le meurtrier, Mamadou Ndiaye, réussit à s'enfuir et à se réfugier à la gendarmerie la plus proche, non sans avoir passé un coup de fil à l'un de ses proches, sans doute son père dont il a emprunté le véhicule, pour savoir la marche à tenir. Devant les gendarmes, Mamadou Ndiaye tente de justifier son acte par la légitime défense, arguant que l'une des personnes en présence, brandissait un couteau au cours de l'altercation. Sans doute la ligne de défense qu'on lui a suggérée pour éviter le plus sévère des châtiments.

De son côté, Baye Ngaldou Ndiaye a rendu son souffle et se vide de ses dernières gouttes de sang. Les témoins, médusés, posent sur son corps des linceuls de fortune. Sa vie s'est arrêtée là, sur ce carrefour populaire, par le geste insensé d'un fils à papa déréglé qui a prolongé dans la réalité, le Far-West mental qu'il se jouait sans doute, chaque jour, dans le règlement d'un psychisme attardé qui n'a pas réussi à franchir le stade de la première adolescence.

Cette mort absurde vient s'ajouter à une longue liste de violences devenues ordinaires qui gangrènent, depuis récemment, une société déjà bien abîmée dans ses fondements.

Quelques semaines auparavant, un garçon de 10 ans tuait son camarade de jeu de 7 ans, après l'avoir littéralement torturé au cours d'un combat inégal où le tortionnaire répétait sur sa victime, les prises et techniques copiées du catch ou de la lutte, en tout cas d'une violence sublimée et légitimée par le silence des adultes et la fascination qu'elle semble exercer sur eux-mêmes, dans le délitement inquiétant d'une société de plus en plus immature et de plus en plus permissive. Mort révoltante devant des témoins muets...

Plus tôt, dans un autobus, un jeune homme menaçait de poignarder la jeune fille qui l'accusait de s'être trop collé à elle... volontairement. L'on a évité le drame de justesse...

Il ne se passe plus un jour sans son lot d'agressions ou de bagarres au couteau. Le phénomène est devenu banal et l'on semble s'en accommoder, comme dans l'évolution normale d'une société qui se transforme selon les exigences de l'époque. Comme dans une sorte de mutation civilisationnelle contre laquelle nul ne peut rien.

Et le couteau est devenu l'attribut privilégié d'une virilité nouvelle qui, comme jadis dans les duels où l'épée représentait force, puissance et honneur, est censée immobiliser dans le sang, l'adversaire offensant et vaincu.

Cette violence ordinaire nouvelle n'est, hélas, pas seulement urbaine. Elle stupéfait par sa nature, jusqu'aux hameaux les plus paisibles. Et les auteurs des agressions, des règlements de comptes, des viols et autres, sont de plus en plus jeunes, avec un âge moyen compris entre 15 et 35 ans.

Et cette violence a aussi pris, au fil du temps, une bonne couche de genre : ses auteurs ne sont plus que masculins ; les jeunes filles, quelque fois droguées, en tout cas, toujours mal encadrées par des familles, elles-mêmes en goguette, passent de plus en plus à l'irréparable, notamment en milieu scolaire. Il y a un peu plus d'un an, deux jeunes filles du Lycée Blaise Diagne en sont venues aux mains pour une sombre histoire de rivalité. L'une d'entre elles est restée au sol, mortellement atteinte par un coup de couteau... Ce couteau permanent qui sert presque d'attribut vestimentaire à une jeunesse de plus en plus déboussolée, et qui recherche dans les héroïnes et les héros de ses fictions multiples, les exemples, les valeurs et les forces que leurs parents ont renoncé à incarner, à leurs yeux. Malheureusement, ces héros de substitution sont des héros maudits ; ils incarnent la force froide et meurtrière. Ils sont par eux-mêmes, l'apologie d'un monde déshumanisé qui renoue fatalement avec l'état de nature dans lequel le poisson le plus gros dévorait le plus petit sans état d'âme et sans susciter la moindre émotion.

Oui, nous sommes en train de glisser, sans nous en rendre compte, vers cet univers-là : l'école elle-même étant devenue le terrain d'expérimentation privilégié de la violence que légitime la puissance et la force. La force des muscles, la force de l'argent aussi... celui de géniteurs qui n'ont pas d'autre boussole que ça ; qui n'ont pas d'autre valeurs que çà et qui ne connaissent nulle autre vertu que celle de l'argent.

Il faudra libérer l'école sénégalaise de cette chienlit. De salutaires réflexions sont menées dans ce sens par les acteurs de l'éducation nationale. Mais, cela ne suffira pas sans une mobilisation de l'ensemble de la société civile et aussi des partis politiques. Après tout, leur vocation n'est-elle pas de diriger la cité et de donc de procurer un minimum de bonheur à chaque citoyen ? La politique n'a aucun sens en dehors de ces sentiers-là.

Pourtant il ne viendrait à l'idée de personne d'organiser des marches contre la recrudescence des violences et leur banalisation.  La cherté de la vie semble être bien plus préoccupante pour la plupart de ces organisations et mouvements qui ont pignon sur rue.  Mais quid du prix de la vie ? Ce prix n'achète ni pain ni riz ni huile. Il est invisible. Il ne s'invite à nos consciences que quand c'est un proche qui tombe. Hélas ! Mais il faudra pourtant réagir maintenant, face à cette mort nouvelle qui bouffe des vies bien plus radicalement que ne peut le faire le riz ou l'huile qui manque. Car, entre la vie et elle, il n’y a pas de survie. Vendredi soir, le jeune Baye Ngaldou n'a pas eu le temps de s'en rendre compte...

 

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