La rançon du succès

S’il y a un secteur où le Sénégal dispose déjà de tous les moyens pour accéder à la souveraineté, c’est bien l’horticulture. Cette année, les quantités produites - en pomme de terre et oignon - dépassent les besoins annuels. Malheureusement, sans infrastructures de stockage, de grandes quantités ont fini dans les poubelles.
L’oignon, la pomme de terre, de même que plusieurs autres spéculations dans le domaine de l’horticulture ont connu, cette année, des niveaux record de production. Cette situation, qui devait en principe être source de joie pour les paysans s’est avérée être un cauchemar pour certains d’entre eux.
Dans une lettre ouverte adressée au président de la République, Amar Yaya Fall revient sur “la face cachée” de ce qu’il considère comme une vraie crise. “… Paradoxalement, les performances énormes dans le domaine de la production, en lieu et place d’une prospérité chez les producteurs, se sont traduites par un naufrage économique et social sans précédent” fustige le producteur.
Très amer, M. Sall décrit ce qu’il considère comme étant les symptômes de la crise. Pour la première fois, dit-il, toutes les cultures maraîchères ont connu la mévente et les prix dérisoires largement en dessous des coûts de production. Pour la première fois, des centaines d’hectares de cultures en pleine production ont été abandonnés. Pour la première fois, au bout de six mois de dur labeur, des milliers de jeunes engagés dans la production maraîchère se retrouvent avec 0 F de revenu et des dettes qu’ils seront incapables d’honorer’’.
Le paradoxe paysan : des quantités record, une détresse inédite
D’après lui, c’est un vrai paradoxe que l’État doit examiner de très près, au lieu de continuer à se rejouer à coups de statistiques. “La détresse, souligne-t-il, est si pointue que pour la première fois, les agriculteurs sénégalais ont observé les 30 avril et 1er mai 2025, une grève de 48 heures autour du mot d’ordre ‘Pas de récolte, pas de commercialisation’’’.
Le problème des paysans, c’est surtout par rapport à la commercialisation de leurs productions. Cette année, les productions ont été estimées à 250 000 t pour la pomme de terre, environ 400 000 t pour l’oignon. “C’est plus que les besoins annuels qui sont de 150 000 t pour la pomme de terre, environ 300 000 t pour l’oignon”, ajoute M. Sall.
La bonne nouvelle, c’est donc que le Sénégal a tout pour être autosuffisant dans ces spéculations. Mais chaque année, c’est la même rengaine. Avec des paysans qui peinent à écouler toutes leurs productions, des centaines de produits pourrissent dans les champs quand ils ne sont pas bradés sur le marché.
Défaut de chambres froides, concurrence de l’agrobusiness, absence de soutien de l’État
De l’avis des producteurs, cette autosuffisance ne saurait et ne devrait pas se faire qu’avec l’agriculture familiale. Pas avec les agri-industriels. Responsable au sein de l’organisation And taxawu mbay mi, Modou Fall Ndiaye témoigne : “Nous avons effectivement fait beaucoup de progrès, ces dernières années. Pour accompagner l’État dans sa politique, nous avons contracté des prêts, avons investi pour produire plus et mieux. Malheureusement, à l’arrivée, nous n’avons pas où vendre notre production et cela décourage tout le monde. Je pense que l’État doit y remédier.”
Pour lui, le mal se trouve à deux niveaux. D’abord, il n’y a pas de chambres froides qui peuvent leur permettre de conserver le surplus de production qui arrive en même temps sur le marché. Ensuite, selon lui, l’État importe et favorise des industriels. “Nous sommes dans un État qui importe des cultivateurs. Nous avons vu le cas des Indiens. L’État leur donne des terres, leur facilite l’accès à l’eau, ils peuvent aussi accéder plus facilement au crédit. Naturellement, nous ne pouvons pas les concurrencer. L’État ne peut pas laisser les petits producteurs face à ces géants”, fulmine le paysan.
Monsieur Ndiaye revient sur le caractère inédit de la crise de cette année. “Je suis né et j’ai grandi dans l’agriculture. Aujourd’hui, j’ai 65 ans. Ce que nous avons vu, je ne l’ai jamais vu. Quand on voit le ministre se réjouir de la campagne, c’est comme s’il nous plantait des aiguilles dans les côtes. Quand on parle pour des gens, il faut au moins les écouter. Oui, les productions ont atteint des niveaux record, mais jamais les paysans n’ont perdu autant d’argent que cette année. Nous avons vendu à perte ou avons assisté, impuissants, au pourrissement du fruit de notre labeur”, se plaint-il appelant les autorités à une évaluation desdites pertes.
L’agrobusiness est une solution et non un problème
‘’EnQuête’’ a pu joindre Souleymane Ndoye, administrateur directeur délégué de Swami Agri, souvent malencontreusement appelé Senegindia. Pour lui, l’agro-industrie est une partie de la solution et non un problème. Si aujourd’hui le Sénégal peut prétendre se passer des importations en oignon et en pomme de terre comme les gouvernements successifs l’ont toujours souhaité, c’est en grande partie grâce à ses agrobusiness.
La preuve la plus éloquente, c’est que son entreprise, Swami Agri, fait à elle seule presque la moitié de la production totale de pomme de terre, soit 120 000 t sur les 240 000 t. “Je dois dire que nous sommes souvent visés dans les attaques, alors que nous ne sommes pas les seuls agro-industriels. D’autres sont sur place et jouent également leur partition. Je pense qu’il faut juste travailler à mieux s’organiser, à trouver une meilleure articulation, au lieu de se regarder en chiens de faïence”, plaide Souleymane Ndoye, soulignant le rôle clé des gros producteurs sur le chemin de la souveraineté alimentaire.
À ceux qui veulent réduire Senegindia à des Indiens, il rétorque : “Je pense qu’il faut arrêter cette stigmatisation qui n’a pas sa place dans un pays comme le nôtre, où les investisseurs qui créent de la richesse et de l’emploi sur place ont toujours été bien reçus. Ce sont des Sénégalais bon teint qui ont créé cette société, en partenariat, c’est vrai, avec des partenaires indiens.”
Le poids de Swami Agri
Avec plus de 3 000 emplois dans ce secteur vulnérable, avec une contribution aussi importante dans le domaine de la souveraineté alimentaire, il estime que la société Swami Agri devrait être source de fierté, au lieu d’être critiquée. “Je dois préciser que la plupart des cadres à Swami sont des Sénégalais. Nous payons des charges, nous payons des impôts et nous employons des milliers de personnes. Nous sommes pour une meilleure organisation du secteur, mais il faut arrêter la stigmatisation”, a ajouté M. Ndoye.
En termes de collaboration, l’administrateur de Swami est revenu sur le partenariat qu’ils ont avec la fédération des coopératives qui leur permet, chaque année, en plus de leurs productions, de leur acheter jusqu’à 30 000 t. “Même quand le prix du marché est en deçà du prix contractuel, nous le prenons. Nous jouons donc notre partition à tous les niveaux”, souligne l’administrateur de Swami Agri.
Ce n’est pas tout. L’État, par l’entremise de l’Autorité de régulation des marchés, leur impose de suspendre leurs ventes à un certain moment de la saison pour permettre aux petits producteurs d’écouler leurs productions. Ce qui n’est pas sans impact sur leurs coûts, mais ils s’efforcent de respecter les accords.
Un modèle à renforcer et à améliorer
Ainsi, chaque année, après leurs récoltes, qui arrrivent souvent au mois de janvier, ils mettent une quantité sur le marché, en attendant la récolte des paysans. Vers février-mars, ils suspendent leurs ventes jusqu’aux mois de juin-juillet.
Si Senegindia a pu le faire, c’est grâce aux chambres froides mises en place pour conserver le produit. “Nous avons sept chambres froides d’une capacité d’environ 105 000 t. Et nous sommes en train de construire deux autres au niveau de Keur Momar Sarr. Je pense que c’est cela le défi et le gouvernement travaille dans ce sens”.
Aujourd’hui, Swami explore aussi de nouveaux marchés comme le Cap-Vert, la Gambie et la Mauritanie, des marchés très prometteurs, pour contourner les contraintes du marché.
Revenant sur une possible réorganisation du calendrier cultural, il estime que ce sera un peu difficile. La culture de la pomme de terre, selon lui, c’est entre octobre et janvier.
Du côté des paysans, on dénonce surtout le manque de respect et de soutien des autorités. “Les autorités passent certes dans les petits périmètres, mais souvent c’est pour faire le ‘layam layami’. Ils préfèrent aller à Mbaye pour inaugurer des infrastructures qui sont là depuis des années”, dénonce un de nos interlocuteurs.
Pour lui, la réussite du secteur, c’est moins en raison de la politique du gouvernement. C’est surtout les efforts des producteurs et au développement de l’agrobusiness. L’État fait très peu pour le secteur horticole comparé aux autres secteurs. “La seule spéculation dont les semences sont subventionnées, c’est la pomme de terre et c’est en faible quantité. L’État subventionne aussi l’engrais, mais là aussi, les quantités ne sont pas importantes et je dois préciser que ce n’est pas nouveau. S’il y a quelque chose à saluer avec le nouveau régime, c’est que l’année dernière, les intrants ont été distribués à temps”, reconnaissent MM Sall et Ndiaye des organisations paysannes.
Par Mor Amar