Publié le 3 Mar 2023 - 01:54
APOLLINE TRAORÉ, RÉALISATRICE BURKINABÉ

“J’avais peur de montrer ce film...”

 

‘’Sira’’ est la production burkinabé en compétition pour le Yennenga d’or. Il revient de la Berlinale où il a remporté le prix du public. Sa réalisatrice, Apolline Traoré, est à sa quatrième participation et tout son pays est derrière elle. Les projections de son film sont prises d’assaut par les Ouagalais qui lui montrent ainsi leur soutien. Pourtant, elle avait peur de montrer le film, parce que l’histoire qu’elle y raconte est sensible et fraîche. Et comme toujours, elle a une héroïne.

 

Comment est née l’idée de faire ce film ?

Faire ce film a été un très long et périlleux parcours, pour en arriver là où nous en sommes aujourd’hui. J’ai pensé à écrire ce film juste après l’attaque de Yirgou (NDLR : Centre-nord du pays, le 1er janvier 2019) qui nous a tous choqués. Je me suis dit que ce qui s’est passé dans ce pays n’était pas possible. Nous avons été un pays très ancré dans la parenté à plaisanterie et je pensais que notre peuple ne pouvait pas se déchirer. Qu’est-ce que je pouvais faire face à cette situation, me suis-je demandé ? Je ne pouvais qu’utiliser mon art pour pouvoir sensibiliser les gens.

Quand j’ai commencé à écrire le scénario, il était très important pour moi de tourner le film au Burkina, notamment dans la zone des saccades ou Dori (NDLR : Ville au nord-est du pays). Je voulais vraiment que les populations qui vivent ces horreurs-là tous les jours participent dans ce film. On est parti, après la rédaction du scénario, dans la zone. L’armée m’a accompagnée. On a repéré tous les endroits où je voulais tourner. J’ai parlé aux populations, aux femmes qui ont subi toutes ces horreurs et qui ne savaient pas où étaient leurs maris, leurs fils, etc. Ces histoires entendues m'ont davantage ancrée dans ma volonté de tourner avec eux.

Pourquoi, finalement, vous n’avez pas tourné au Burkina Faso ?

Tout était calé. Il ne restait qu’à aller tourner. Mais quand nous sommes rentrés, une semaine jour pour jour, il y a eu encore Solhan (NDLR : Région Sahel du Burkina ; l’attaque a eu lieu le 5 juin 2021, pendant l'insurrection djihadiste). Le gouvernement m’a alors appelée et m’a dit que je n’avais plus l’autorisation d’aller dans la zone. A l’origine, l’armée devait être avec mon équipe et moi pour le tournage. On devait y passer trois mois. Cela m’a énormément peinée, parce que je tenais à le faire sur le territoire, mais j’ai compris pourquoi le gouvernement avait pris cette décision. La situation commençait à s’aggraver dans le pays.

Mobiliser une armée pour sécuriser un film n’était pas la priorité. Ce qui est normal. Il m’a fallu trouver une autre solution. J’ai dû me déplacer dans le désert le plus proche et le plus sécurisé. C’est ce qui m’a amenée en Mauritanie, en sachant que le budget du film était calé pour le Burkina. Ce n’était pas gagné. Il m’a fallu garder ce budget pour déplacer 60 personnes pendant trois mois en Mauritanie. On est allé dans un pays qu’on ne connaissait pas, dans des conditions vraiment extrêmes, dans le sens où c’est beau, très beau, mais la météo affichait 55 degrés. Ce n’est pas un pays de cinéma non plus. Ça a été difficile jusqu’au bout. Mais on s’est tenu la main. On y a cru. On a pensé qu’il était extrêmement important de le faire maintenant. Quand j’écrivais le scénario, beaucoup de gens m’ont déconseillée de le faire, me disant que ce n’était pas le moment. Mais je leur répondais : ‘’C’est quand le moment ?’’ On me demande d’attendre ; je leur dis : ‘’J’attends quoi ?’’ On ne sait pas quand cela va se terminer. Donc, si je peux apporter quelque chose, je le fais. On s’est battu pour le faire et aujourd’hui, c’est fait.

‘’Sira’’ reste dans la philosophie de votre filmographie. La femme est au centre, comme dans ‘’Moi Zaphira’’ ou encore ‘’Frontières’’. Mais ici, le rôle est assez particulier. Pourquoi avoir choisi comme personnage principal une femme ?

Quand j’écrivais, je savais que j’allais prendre une femme comme héroïne. Oui, dans mon travail, je mets toujours les femmes en avant. Mais cette fois, je n’avais pas mesuré l’ampleur de la force de mon personnage principal. Ce que j’ai fait de Sira, je n’en avais pas forcément conscience. Tout a basculé quand je suis allée en repérage à Dori, dans les camps des déplacés et que j’ai écouté l’histoire de chaque femme. J’ai rencontré une femme qui avait reçu une balle dans l’épaule, qui avait deux enfants. Elle a marché pendant cinq jours avec une balle dans l’épaule et deux enfants pour se réfugier. L’histoire de Sira n’est rien à côté de celles de ces femmes-là.

Quand on parle du terrorisme, on met l’armée en avant, parce qu’ils combattent, on met la politique, les hommes, mais on ne parle beaucoup des femmes. Ou quand on parle d’elles, on met en avant l’aspect victime. On les met dans les camps des déplacés et on ne voit pas leurs actions. Il était important pour moi de montrer comment les femmes participaient à cette lutte contre le terrorisme à côté des hommes, mais également ce qu’elles faisaient des enfants. Ce sont ces derniers qui vont grandir demain et les femmes ont la responsabilité d'éduquer ces enfants et les retenir à la maison, afin qu’ils ne soient pas manipulés. Il était important pour moi de mettre les femmes en avant pour montrer aussi qu’elles participent activement à cette lutte contre le terrorisme et ont un grand rôle à y jouer.

Pourquoi avoir choisi de faire la plus grande partie du film en français ?

Ce film concerne le G5. Si je prenais une seule langue, cela allait concernerait qu'un seul pays. Je ne voulais pas de cela. Je voulais qu’il parle au Sahel. Qu’on le veuille ou non, le français est parlé dans les cinq pays du Sahel. Je voulais une langue commune.

Comment s’est fait le casting de ‘’Sira’’ interprété par Nafissatou Cissé ?

C’est un choix fortuit. J’ai passé six mois à chercher mon actrice principale. Je voulais absolument qu’elle soit burkinabé. C’était important pour moi, surtout après la décision de ne plus tourner au Burkina. Il me fallait trouver une fille peule et noire, en sachant que beaucoup de Peuls sont de teint clair. Je voulais mettre le contraste entre son copain qui est clair et elle qui est noire. Trouver une Peulh noire qui acceptait de jouer a été très difficile.

Après six mois de recherches, je ne trouvais pas. J’ai dû faire ce qu’on appelle dans le jargon du cinéma un ‘casting sauvage’. Je n’aime pas faire cela parce qu’on reçoit beaucoup de demandes et on a l’obligation de recevoir tous ceux qui se présentent. Elle s’est présentée. Elle n’a jamais joué de sa vie ; c’est son premier film. Quand elle a fait le casting, il y avait une certaine rage dans ses yeux. Je ne savais pas pourquoi, si jeune, elle avait autant de rage. J’ai hésité avant de la prendre, parce qu’elle n’est pas 100 % peul. Elle est une Cissé haoussa, mais qui a grandi avec les Peuls et parle très bien la langue. C’était important. J’ai hésité avant de la prendre ; je voulais un personnage avec la physionomie peule comme on le connaît, mais après il faut faire un choix en se basant sur la performance de la personne. Après hésitation, j’ai décidé de lui donner la chance, mais en la poussant à bout.

J’ai embarqué mes comédiens bien avant le tournage. Pendant un mois et demi, ils ont travaillé. Elle s’évanouissait souvent. À chaque fois que cela arrivait, je disais à l’équipe de lui mettre de l’eau sur le corps et après on continuait. Il ne fallait pas que je montre trop d’émotion. Il me fallait la booster et lui montrer qu’elle pouvait le faire. C’était des moments très difficiles pour elle, mais il fallait cela parce que si elle ratait ce rôle, elle ratait le film. Elle est la personne qui porte le film. Il était hors de question que ce rôle soit à peu près joué. Il m’a fallu être dure, mais Dieu merci, elle a pu tenir.

Il y a eu d’autres moments durs qui vous ont marqués…

Il y a deux aspects qui m’ont particulièrement marquée. Je l’ai dit, on n’avait pas le budget nécessaire pour aller en Mauritanie ; on l’a fait. Des fois, je me levais le matin en me demandant comment j’allais nourrir mon équipe, parce que les finances m’appelaient pour me dire : ‘’Mme Traoré, on est à sec.’’ J’appelais alors ma mère pour pleurer et lui demander de l’aide. Tout au long du film, il a été difficile de contrôler les finances. On se disait à chaque fois advienne que pourra, il nous faut terminer et rentrer. Cette pression était énorme. C’était très, très difficile.

Le deuxième aspect était lié au temps. La zone où nous étions était un peu à l’est du nord de la Mauritanie où il y a des roches et des dunes. Elle s’appelle Atar. La région était restée cinq ans sans une seule goutte de pluie. Quand on est arrivé, il a commencé à pleuvoir. Il pleuvait toutes les deux semaines et les pluies étaient très fortes. Des fois, il pouvait pleuvoir à 100 km de notre lieu de tournage et trois jours après, cette eau vient nous envahir. On était en plein désert. Il n’y avait pas de route. L’eau bloquait tout et on n’avait plus accès à notre décor. Pendant trois ou quatre jours, on était là sans pouvoir tourner. C’était frustrant. On n’avait non seulement pas d’argent, mais les jours de tournage augmentaient. Après, il y a eu des tempêtes. Dans le décor, vous avez remarqué que celui du camp est très faible. Il n’y a que des tentes. Quand la pluie est arrivée, il ne restait rien sur les lieux. Le lendemain, on devait reconstruire et refaire les choses. La grotte dans laquelle vivait Sira tombait très souvent et il nous fallait la reconstruire. La pluie, le vent et la tempête nous ont vraiment fatigués.

Comme à tous les Fespaco où vous êtes en lice, il y a un engouement derrière vos films. Cette année, les Burkinabé espèrent que vous recevrez l’Étalon d’or. Cela vous fait  quoi de les voir vous porter ? Êtes-vous aussi confiante qu’eux ?

Je ne m’attendais pas du tout, du moins de cette manière, à toute l'effervescence autour du film. J’avoue que je n’ai jamais eu de ma vie aussi peur de montrer un film. J’ai plus de vingt ans de carrière. J’en ai fait des films. J’en ai fait des festivals. Je suis à ma quatrième participation en tant que compétitrice au Fespaco et jamais je n’ai eu autant peur, parce qu’il est très sensible, très frais dans notre cœur, dans le cœur des Burkinabé, des Sahéliens.

J’avais peur de la réaction des uns et des autres. On ne sait jamais qui on a à côté. On ne sait pas si on est assis à côté d’une femme qui a perdu son enfant, son mari et comment les émotions allaient surgir. J’avais extrêmement peur, mais je suis aujourd’hui tellement reconnaissante de ce qui se passe en ce moment. Voir que le peuple est avec moi récompense toute la souffrance qu’on a ressentie en se battant jusqu’ici. Je ne peux que remercier le ciel. En espérant que l’autre pression, qui est cet Étalon qu’on me met va s’estomper (elle rit). Je leur dis d’y aller doucement. Je ne dors plus. Mais je leur dis que c’est une compétition, il faut respecter le choix des jurys. Si j’ai pu donner de l’espoir, booster dans la situation dans laquelle nous sommes avec ce film à ma population et celle du Sahel, qu’elles sachent que c’était mon intention. Je me dis que j’ai déjà gagné à ce niveau-là.

Le Sénégal est en coproduction sur ‘’Sira’’. Comment est venue la collaboration ?

Je connaissais très bien mon producteur Souleymane Kébé qui connait mon travail, qui m’a toujours soutenue. Évidemment, le film devait coûter très cher. Donc, il fallait que je trouve des producteurs. Il y a une coproduction avec la France, l’Allemagne et le Sénégal naturellement qui, depuis des années, suit mon travail. Le Fopica ne s’intéresse qu’aux films sérieux. Le Fopica  et M. Kébé ont été vraiment extraordinaires pour m’accompagner dans ce film.

BIGUÉ BOB (ENVOYÉE SPÉCIALE À OUAGADOUGOU)

 

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