Dakar a vibré aux voix du féminisme

Du vendredi 26 au dimanche 28 septembre, la Place du Souvenir africaine a accueilli la troisième édition du festival féministe Jotaay Ji. Né de l’initiative du collectif Jama, ce rendez-vous annuel s’affirme, édition après édition, comme un espace unique de dialogue, de création et de mobilisation en faveur des droits des femmes. Durant trois jours, le public sénégalais et africain a réfléchi, célébré et imaginé un monde plus juste.
Derrière cette initiative se trouve une équipe de militantes déterminées, dont Laïty Fary Ndiaye, sociologue et co-initiatrice du festival. Elle rappelle que l’esprit du projet est profondément collectif : « le festival, comme tous les espaces que nous créons, vise à faciliter le partage et la mise en réseau. Mais c’est aussi une manière de mettre en lumière des enjeux souvent laissés de côté, que ce soit dans les discours publics ou même dans les espaces féministes ».
Cette volonté de briser les silences a traversé tout le programme. Le festival n’a pas seulement été un lieu de rencontres culturelles. Il s’est conçu comme un laboratoire social, où s’élaborent de nouvelles façons de penser et d’agir sur les inégalités de genre. La troisième édition de Jotaay Ji a innové en mettant à l’agenda des sujets rarement abordés dans les espaces militants au Sénégal. L’une des grandes nouveautés a concerné la question du body-shaming et des intimidations, une problématique qui touche autant les enfants que les adultes. « Le body-shaming, c’est cette honte qu’on jette sur l’autre à travers son corps, en le jugeant trop gros, trop mince, pas assez grand ou trop petit », explique-t-elle. En créant un espace de discussion autour de ce phénomène, le festival a voulu favoriser une prise de conscience collective dès le plus jeune âge. Autre tabou exploré, le vieillissement. Non pas la vieillesse envisagée comme une fin, mais le vieillissement comme processus, avec tous les enjeux sociaux, psychologiques et sanitaires qu’il implique. « Le vieillissement nous concerne tous, femmes et hommes. Mais c’est un angle mort, peu abordé dans les discours publics », souligne Laïty Fary Ndiaye. La santé mentale a également été au centre des réflexions. Dans un contexte sénégalais où ce sujet reste souvent marginalisé, le festival a ouvert un espace de dialogue et de sensibilisation, rappelant que le bien-être psychologique est aussi un droit fondamental.
Quand la littérature se met au service du féminisme
Le livre a été l’un des piliers de cette édition. Plusieurs figures internationales du féminisme étaient présentes pour partager leurs ouvrages et leurs expériences. La journaliste et autrice française Rokhaya Diallo a présenté son Dictionnaire amoureux du féminisme, mais aussi Ne reste pas à ta place, un ouvrage destiné aux adolescentes. Pour Laïty Fary Ndiaye, ce message est crucial : « on passe beaucoup de temps à dire aux filles de rester à leur place, parce qu’elles ne seraient pas au bon endroit. Les inciter à refuser cette injonction, c’est une manière de les préparer à s’affirmer ».
La militante ghanéenne Nana Darkoa Sekyiamah a partagé son livre Adventures from the Bedrooms of African Women, qui donne la parole aux femmes africaines sur leurs expériences intimes, leurs désirs et leurs luttes. Cet ouvrage, déjà marquant dans le monde anglophone, sera bientôt traduit en français. Enfin, la chercheuse et militante Fatou Warkha Sambe a lancé en avant-première son livre Assignée au silence, préfacé par Laïty Fary Ndiaye elle-même. « C’est un livre magnifique, qui, j’en suis certaine, marquera profondément les Sénégalaises », confie-t-elle.
Panels, ateliers et moments festifs
Si la littérature a occupé une place de choix, le festival ne s’est pas limité aux livres. Le programme a proposé un mélange d’activités variées, notamment des panels sur les féminicides, le travail domestique ou la participation politique des femmes, des ateliers d’écriture, le yoga, le sabaar, les discussions non mixtes pour adolescentes, sans oublier la foire féministe avec ses librairies, stands d’hygiène menstruelle et espaces de conseils juridiques.
Les soirées ont également offert des instants festifs avec le Xawaare, un moment de chants, de danses et de performances autour des traditions orales, ou encore la kermesse féministe, destinée à renforcer les liens entre les générations et les communautés. Cette diversité, volontaire, a traduit la philosophie de Jotaay Ji : mêler réflexion et convivialité, théorie et pratique, sérieux et célébration.
Le thème choisi, « Rêver, Agir et Partager », a été au cœur de l’édition 2025. « Rêver, c’est essentiel. C’est ce qui nous permet de nous projeter vers un monde juste », insiste Mme Ndiaye. À travers le partage d’expériences, le festival a cherché à donner des outils concrets pour transformer les rêves en réalités, renforcer la solidarité, développer des initiatives locales, encourager la créativité et surtout, ouvrir des espaces de parole où chacune se sent écoutée et légitime.
Un engagement face aux défis politiques
Au-delà de la fête et des réflexions, Jotaay Ji 3 a été aussi un espace d’interpellation citoyenne. Pour Laïty Fary Ndiaye, l’heure est à la lucidité : « le régime en place n’a pas apporté d’avancées majeures en matière d’égalité. La réforme du Code de la famille, l’autorité parentale, la place des femmes dans les instances décisionnelles… autant de sujets qui restent en suspens ». L’exemple des photos officielles du gouvernement illustre bien, selon elle, la marginalisation persistante des femmes. Si certaines occupent des postes ministériels, cela ne suffit pas à changer en profondeur les structures de pouvoir ni à répondre aux attentes portées par les mouvements féministes.
Loin d’être un espace réservé à une élite militante, Jotaay Ji revendique une ouverture à toutes et tous. Les organisatrices insistent : « le féminisme concerne l’ensemble de la société sénégalaise. Les panels incluent des hommes. Les activités accueillent des enfants, et les sujets abordés comme la santé mentale, l’autorité parentale, les discriminations dans le Code de la famille sont des enjeux qui dépassent les clivages de genre. Le féminisme, ce n’est pas un combat marginal. C’est un combat qui touche tout le monde », rappelle Laïty Fary Ndiaye. C’est dans ce sens que Jotaay Ji s’est inscrit comme une plateforme où se croisent artistes, militantes, journalistes, universitaires, mais aussi citoyens engagés ou simplement curieux.
En trois ans seulement, le festival a su imposer sa singularité et s’inscrire durablement dans le paysage culturel et militant sénégalais. En articulant débats intellectuels, moments festifs et actions concrètes, Jotaay Ji prouve qu’il est possible d’allier engagement politique et convivialité. Au-delà de son ancrage local, il attire également des voix venues d’ailleurs, du Ghana à la France, créant ainsi une véritable plateforme transnationale de solidarité féministe.
L’édition 2025 a confirmé que Jotaay Ji est bien plus qu’un festival : c’est un espace de luttes, de rêves partagés et d’actions collectives, une invitation à bâtir ensemble un avenir où l’égalité ne sera plus une revendication, mais une évidence.
MAGUETTE NDAO