Publié le 18 Sep 2020 - 07:40
TOURNEES ECONOMIQUES

Quand la politique et le folklore prennent le pas sur l’économie  

 

Le président Macky Sall renoue avec le monde rural. Il reprend ses tournées économiques, ce week-end, dans le Sine-Saloum. Initiés en 2018, ces déplacements sont souvent des occasions, pour le président, de lancer des travaux et d’inaugurer des infrastructures. Beaucoup de régions ont déjà été visitées. Mais, selon certains économistes, ces visites font plus de bruit qu’elles n’ont de retombées économiques.

 

Le président Macky Sall sera l’hôte du Sine-Saloum, le week-end prochain. Le chef de l’Etat commencera son séjour dans son Fatick natal, avant de continuer à Kaolack et à Kaffrine. Au programme de ces deux jours, une visite des cultures pour jauger leur état d’avancement et échanger avec les producteurs et prêter oreille attentive aux paysans, afin de leur apporter l’aide nécessaire.

Cependant, en cette période marquée par la pandémie de Covid-19 et les inondations, beaucoup s’interrogent sur la pertinence d’un tel déplacement. Outre l’opposition qui considère ces déplacements du président à l’intérieur du pays comme des tournées politiques, car se déroulant souvent à la veille de campagnes électorales, certains économistes aussi émettent des réserves quant à leur pertinence.  Et pour l’édition 2020, beaucoup estiment que le contexte ne s’y prête pas.

Non seulement, la pandémie de la Covid-19 continue de sévir, mais aussi, la majeure partie du pays est actuellement sous les eaux. Et programmer des tournées économiques dans ce contexte, l’économiste Meïssa Babou ne comprend pas. Il considère que l’urgence est ailleurs. ‘’Le moment est très mal choisi, dit-il. Je croyais que le président allait se concentrer sur le problème des inondations, parce que le Sénégal entier est presque sous les eaux, à l’exception de quelques lieux. L’autre chose est la situation économique du pays décrite par la Banque mondiale, il y a une semaine, et qui nous plonge dans une récession sans précèdent, avec un taux de croissance extrêmement bas, un chômage et un déficit budgétaire énormes.  Bref, c’est une crise économique qu’on n’a jamais vue. Et au lieu de se concentrer sur les problèmes de l’heure, on le voit aller encore faire de la politique, sachant que ces déplacements vont, d’une part, drainer du monde dans le contexte de Covid et, d’autre part, mobiliser plusieurs milliards, alors qu’on aurait pu utiliser cet argent pour au moins sortir nos concitoyens de l’eau pour les soulager’’, considère l’enseignant-chercheur à l’Ucad joint par ‘’EnQuête’’.

Outre le contexte, le choix des lieux aussi dérangent certains. En effet, alors que Dakar et sa banlieue sont sous les eaux, avec des centaines de sinistrés, choisir le Sine-Saloum pour s’imprégner des problèmes de la population est, pour certains, une vraie erreur d’agenda.  ‘’Au lieu d’aller à Keur Massar, il préfère aller à Fatick. C’est peut-être parce que, là-bas, il a la garantie d’être bien reçu. La banlieue était mieux indiquée, de même que son Fouta natal qui vit actuellement la catastrophe pour recevoir la tournée’’, renchérit l’économiste. Pour M.  Babou, le président Macky Sall se ‘’trompe d’époque, car l’heure n’est pas à la politique politicienne. Et pour cause ! L’économie sénégalaise est en détresse’’.

Il renchérit : ‘’Au moment où le pays retient son souffle et s’interroge sur comment sortir de ses difficultés. Au moment où beaucoup de nos concitoyens sont dans l’eau et où les nouvelles enquêtes de pauvreté indiquent que nous sommes à presque 55 % de pauvres, le président décide d’aller faire de la politique, parce qu’il a envie de bain de foule dans un contexte de Covid.’’  

Son collègue, El Hadj Mansour Samb, est du même avis. Pour celui-ci, le moment est non seulement mal choisi pour des tournées, mais c’est aussi un mauvais exemple que le chef de l’Etat est en train de servir. La raison est qu’avec les évènements religieux qui se profilent, organiser des tournées économiques qui drainent du monde est une manière de dire aux citoyens : faites ce que vous voulez avec les mesures. Plus de sens d’interdire les rassemblements. ‘’En ce contexte de Covid-19, c’est de la responsabilité de l’Etat de faire respecter les mesures, surtout concernant les mouvements. Organiser une tournée économique avec tout ce que cela implique, ce n’est pas prudent, parce que les gestes barrières ne seront pas respectés. Je pense que, pour cette année, tous les mouvements de foule devraient être suspendus jusqu’à décembre. On tend vers le Magal de Touba et le Gamou et, aujourd’hui, tout le monde sait que si ces tournées économiques drainent du monde, personne ne pourra interdire aux citoyens de célébrer ces évènements comme à l’accoutumée’’, estime l’économiste.  

‘’Le volet politique occupe plus de 60 % de ces tournées’’

Initiées en 2018, les tournées économiques du président Macky Sall témoignent, selon le pouvoir, la volonté du chef de l’Etat d’affirmer son attachement à la gouvernance de proximité. Alors que l’opposition les considère comme des rendez-vous politiques. Et après plus de deux ans d’existence et plusieurs régions visitées, certains économistes sont encore pessimistes quant à leur pertinence. L’économiste et écrivain El Hadj Mansour Samb fait partie de ces pessimistes.

Pour lui, la gouvernance locale a été faussée, dès le départ, avec la réforme de l’Acte 3 de la décentralisation. ‘’La politique économique locale est faussée, dès l’instant qu’ils ont mis en place des départements et des communes. Il fallait faire des régions des pôles de développement avec des gouverneurs qui organisent des CRD (comité régional de développement) et là, le président pourrait partir assister à ces CRD où les gouverneurs parlent des problèmes économiques des localités administrées. Dans ce sens, les tournées auront des retombées. Mais aujourd’hui, on est dans un monde rural vide où il n’y a rien et les ressources se concentrent à 80 % à Dakar’’, fait-il comprendre.  

En outre, pour l’économiste, le fait que les tournées soient orientées plus vers la politique que l’économie influe sur leurs retombées qui sont encore très minimes.  ‘’Le volet politique occupe plus de 60 % de ces tournées. Chaque visite est une occasion pour rencontrer des responsables politiques, essayer de voir des gens qu’on n’a pas vu pendant longtemps, régler des problèmes entre des politiques et assister à des manifestations politiques avec des bains de foule, avant d’aller dans la brousse pour visiter des champs et consorts. Je ne vois jamais des décisions économiques qui sont prises, lors de ces tournées, jamais des rencontres avec les gouverneurs pour parler des problèmes économiques’’, regrette-t-il.  

Aussi, en cette période où le climat social est très tendu, souligne-t-il, ces tournées sont une sorte de refuge, pour le chef de l’Etat, pour s’éloigner un peu de la pression de la capitale, pour redorer son image, grâce au monde rural. ‘’Le président n’est pas actuellement à l’aise avec tous les problèmes qu’il y a dans la capitale. Les tournées sont donc pour lui un moyen de tâter le pouls des populations des régions, parce qu’à Dakar, tout est chaud. Ce qui fait que tout ce qu’on voit c’est une foule de populations qui accueille le président pour redorer sa communication dans les régions’’, déclare El Hadj Mansour Samb.

Faire le suivi-évaluation des tournées déjà faites

Les tournées économiques du président de la République sont souvent des occasions pour inaugurer ou lancer des nouvelles infrastructures ayant trait, pour la majorité, au PUDC ou à Promovilles. Autrement dit, les programmes d'urgence du Plan Sénégal émergent. Le président en profite également pour faire des promesses aux populations locales. Et, de l’avis de certains économistes, le folklore prend encore le dessus sur les retombées économiques escomptées. Le bilan reste dont très mitigé, sinon frôle le négatif.

‘’Au tout début des tournées, on pouvait comprendre que le président était allé s’approcher des réalités des différents terroirs pour poser un acte très fort à travers une stratégie de développement local, avec la participation des différents responsables sur le plan politique, comme celui socio-culturel. Une occasion pour s’imprégner des réalités, manquements et attentes de chaque localité. Mais on s’est rendu compte qu’après avoir fait le tour du Sénégal, il a fait trop de promesses. Entre 200 et 300 milliards partout et jusqu’à présent, il n’y a aucun suivi. C’est pourquoi on peut dire aujourd’hui que c’était tout simplement des tournées politiques pour tromper son monde, à l’approche des élections. On ne peut donc rien attendre de ces tournées’’, estime l’économiste Meïssa Babou.

Très critique du bilan de ces déplacements, il ajoute : ‘’Rien n’a été réalisé dans aucune des régions. Que des promesses de milliards sans changement de décor. Tous les investissements publics sont concentrés à Dakar. Puisque rien n’a été fait dans les régions, le président devait demander un suivi-évaluation des tournées pour voir où en sont les projets. Tout ce qu’on est en train de dépenser dans ces tournées pouvait servir à développer la vie de Fatick’’, considère-t-il.

ABBA BA

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